"Ognuno è solo, ma con vario cuore
riguarda sempre le solite stelle."
Sandro Penna Croce e delizia
Une lecture de Kråkmo (Journal 2009), de Renaud Camus
«Je voudrais revoir le mont Kråkmo, la montagne la plus montagne et l’une des plus inoubliables qu’il m’ait été donné de contempler. J’allais écrire que j’aimerais en faire l’escalade. Hélas, les temps ne sont plus où je pouvais entretenir pareils fantasmes, à défaut de les mettre à exécution. Mais il serait beau, déjà, par un beau jour de printemps ou d’été, de marcher sur les pentes de ce roc sacré, ou de le contempler à distance, de quelque sentier forestier en balcon.» Cet extrait du dernier volume paru (le vingt-cinquième !) du monumental Journal de Renaud Camus me semble parfaitement exprimer la tonalité de l’ouvrage : l’enthousiasme devant la majesté d’un paysage (on se souvient aussi du mont Viso, dans Une chance pour le temps), mais aussi la mélancolie du nevermore, des jours qui s’en vont, «et nous laissent leur poids qui pense», comme dans le poème Gais revenants, d’Olivier Larronde. De nombreuses pages de Kråkmo sont une fois de plus consacrées à ce registre des contrariétés, impossible à clore, et qui évoque la figure de Ferdinand Thrän, l’auteur du Registre des avanies subies, auquel souvent Renaud Camus s’identifie. Il y a les factures qui s’accumulent, et les découverts bancaires qui se creusent, la chaudière qui tombe en panne, la tour du château qu’il faudrait réparer, l’automobile qu’il faut remplacer, les rendez-vous fixés auxquels personne ne vient, les lettres qui attendent une réponse, les nocences d'un voisin indélicat et provocateur, les ennuis de santé, et encore et toujours les bruits dans les chambres d’hôtel, les épreuves à corriger, les contrats signés qu’il faut tant bien que mal honorer...
À ces avanies subies s’ajoutent les nombreuses observations sur la marche du monde : la décivilisation en cours, la parole dévaluée et le soi-mêmisme généralisé, la contre-colonisation, le Grand Remplacement, l’omniprésence de la petite bourgeoisie, la disparition inéluctable des classes cultivées et la fin de la culture en régime hyperdémocratique ; autant de thèmes familiers aux lecteurs du Journal et qui sont cette fois encore amplement développés (cela ne va pas sans quelques remarques ironiques de l’auteur, bien conscient des reproches qu’on pourrait lui faire sur ce point : «Je ne me souviens plus si j’ai déjà abordé la question de la parole, et de sa dévaluation ? Et celle des beugleurs dans les couloirs d’hôtel, en ai-je déjà touché un mot ?»). Il faudrait peut-être suivre l’exemple de Chateaubriand, qui refuse d’étaler dans ses Mémoires les petitesses et les trivialités, mais Renaud Camus constate qu’il est plutôt du côté de Rousseau, et de son parti-pris de vérité, laquelle l’attire comme un gouffre : «la vérité est ma Béatrice et les soucis de compte en banque, de chauffagistes, de carrossiers, d’emploi du temps, sont hélas mon pain quotidien.» La trivialité du quotidien conduit aussi à l’amertume devant l’inéluctabilité de l’échec social : pour sa nouvelle candidature à l’Académie française, il obtient encore moins de voix que la fois précédente, et l’espérance de voir couronner son nouveau roman par le Grand Prix de l’Académie est elle aussi bien vite déçue... Le temps presse, la vieillesse (que révèlent les autoportraits photographiques que l'auteur commence à publier en 2009 sur son site Flickr) et l’heure des bilans approchent ; l’accumulation des échecs, la constance du sort sont de plus en plus pesants : « Jamais, jamais, jamais, pas une seule fois en trente-cinq ans que je suis sur la brèche, jamais une réussite, un succès, un petit plaisir professionnel de la part du public et de ses représentants.» Alors, la déception et la lassitude gagnent, et la tentation de l’éloignement ; c’est d’ailleurs le thème du roman (Loin) que Renaud Camus publie cette année-là, et que de nombreux passages de ce Journal éclairent de façon particulière : «Je n’envisage pas du tout d’arrêter d’écrire – ce serait d’ailleurs tout à fait impossible financièrement et contractuellement – mais je commence à compter les ouvrages qui me restent à fournir pour laisser tout bien en ordre, pour que toutes les séries entreprises soient menées à leur terme, et bien sûr tous les contrats respectés.»
«Je voudrais revoir le mont Kråkmo, la montagne la plus montagne et l’une des plus inoubliables qu’il m’ait été donné de contempler. J’allais écrire que j’aimerais en faire l’escalade. Hélas, les temps ne sont plus où je pouvais entretenir pareils fantasmes, à défaut de les mettre à exécution. Mais il serait beau, déjà, par un beau jour de printemps ou d’été, de marcher sur les pentes de ce roc sacré, ou de le contempler à distance, de quelque sentier forestier en balcon.» Cet extrait du dernier volume paru (le vingt-cinquième !) du monumental Journal de Renaud Camus me semble parfaitement exprimer la tonalité de l’ouvrage : l’enthousiasme devant la majesté d’un paysage (on se souvient aussi du mont Viso, dans Une chance pour le temps), mais aussi la mélancolie du nevermore, des jours qui s’en vont, «et nous laissent leur poids qui pense», comme dans le poème Gais revenants, d’Olivier Larronde. De nombreuses pages de Kråkmo sont une fois de plus consacrées à ce registre des contrariétés, impossible à clore, et qui évoque la figure de Ferdinand Thrän, l’auteur du Registre des avanies subies, auquel souvent Renaud Camus s’identifie. Il y a les factures qui s’accumulent, et les découverts bancaires qui se creusent, la chaudière qui tombe en panne, la tour du château qu’il faudrait réparer, l’automobile qu’il faut remplacer, les rendez-vous fixés auxquels personne ne vient, les lettres qui attendent une réponse, les nocences d'un voisin indélicat et provocateur, les ennuis de santé, et encore et toujours les bruits dans les chambres d’hôtel, les épreuves à corriger, les contrats signés qu’il faut tant bien que mal honorer...
À ces avanies subies s’ajoutent les nombreuses observations sur la marche du monde : la décivilisation en cours, la parole dévaluée et le soi-mêmisme généralisé, la contre-colonisation, le Grand Remplacement, l’omniprésence de la petite bourgeoisie, la disparition inéluctable des classes cultivées et la fin de la culture en régime hyperdémocratique ; autant de thèmes familiers aux lecteurs du Journal et qui sont cette fois encore amplement développés (cela ne va pas sans quelques remarques ironiques de l’auteur, bien conscient des reproches qu’on pourrait lui faire sur ce point : «Je ne me souviens plus si j’ai déjà abordé la question de la parole, et de sa dévaluation ? Et celle des beugleurs dans les couloirs d’hôtel, en ai-je déjà touché un mot ?»). Il faudrait peut-être suivre l’exemple de Chateaubriand, qui refuse d’étaler dans ses Mémoires les petitesses et les trivialités, mais Renaud Camus constate qu’il est plutôt du côté de Rousseau, et de son parti-pris de vérité, laquelle l’attire comme un gouffre : «la vérité est ma Béatrice et les soucis de compte en banque, de chauffagistes, de carrossiers, d’emploi du temps, sont hélas mon pain quotidien.» La trivialité du quotidien conduit aussi à l’amertume devant l’inéluctabilité de l’échec social : pour sa nouvelle candidature à l’Académie française, il obtient encore moins de voix que la fois précédente, et l’espérance de voir couronner son nouveau roman par le Grand Prix de l’Académie est elle aussi bien vite déçue... Le temps presse, la vieillesse (que révèlent les autoportraits photographiques que l'auteur commence à publier en 2009 sur son site Flickr) et l’heure des bilans approchent ; l’accumulation des échecs, la constance du sort sont de plus en plus pesants : « Jamais, jamais, jamais, pas une seule fois en trente-cinq ans que je suis sur la brèche, jamais une réussite, un succès, un petit plaisir professionnel de la part du public et de ses représentants.» Alors, la déception et la lassitude gagnent, et la tentation de l’éloignement ; c’est d’ailleurs le thème du roman (Loin) que Renaud Camus publie cette année-là, et que de nombreux passages de ce Journal éclairent de façon particulière : «Je n’envisage pas du tout d’arrêter d’écrire – ce serait d’ailleurs tout à fait impossible financièrement et contractuellement – mais je commence à compter les ouvrages qui me restent à fournir pour laisser tout bien en ordre, pour que toutes les séries entreprises soient menées à leur terme, et bien sûr tous les contrats respectés.»
Dans ce tableau plutôt sombre, il y a tout de même des éclaircies : la beauté des paysages, le plaisir des promenades, la musique, et l’accord avec Pierre («je tiens à Pierre comme à la prunelle de mes yeux», page 38), dont on remarquera qu’il est toujours brièvement mais chaleureusement évoqué : «Nous avons marché dans les champs, sous le château, du côté de Sempesserre, par un beau soleil, et dérangé un héron près d’une pièce d’eau. C’est toujours la Saint Valentin dans ma vie.», «Pierre me manque. Quand je vois sans lui quelque chose de très beau, je me sens coupable et frustré, et n'ai pas le sentiment d'avoir vraiment bien vu.», «Tout ce qui est public est désastreux, pour moi : la "carrière", les finances, la situation politique et idéologique, la mienne et celle du pays ; mais ce qui est privé est délicieux.» Et encore, page 250 : «Il y a dix ans aujourd’hui, jour pour jour, se présentait à Plieux Pierre J. Je considère cette visite, et les dix années qui se sont ensuivies jusqu’à présent, comme la plus grande grâce que j’aie jamais reçue de la Providence.»
Cette année 2009 est aussi celle de la mort d’un des personnages essentiels du Journal : la mère de l'auteur ; il l’apprend pendant son voyage au Danemark pour les Demeures de l’esprit, et cela nous vaut quelques unes des pages les plus fortes et les plus belles de ce volume. Je cite ce passage qui me semble dire l’essentiel, sur sa mère, mais aussi sur Renaud Camus lui-même : «Elle a comme moi trouvé la vie décevante, je crois – et encore n’avait-elle pas, comme je l’ai aujourd’hui, la consolation miraculeuse de l’amour. L’homme de sa vie aura été son père, si je ne me trompe. Il lui avait mis dans la tête, peut-être sans le vouloir, des idées et des fantasmes qui ne pouvaient faire paraître que bien plates les réalités de l’existence, au moins celles qu’elle a rencontrées, et bien falots les hommes et les destins dont il lui a fallu se contenter, ce qu’elle n’a d’ailleurs jamais fait. Comme je ne sais plus quel personnage de Claudel, et comme moi, (c’est moi qui souligne) elle demandait à l’existence : "Est-ce là tout ce faste où tu te disais prête ?"» Il y a également le moment de la dispersion des cendres, "grises et beiges", et ces toutes dernières lignes, aussi belles et poignantes que la fin de The Dead, dans Dubliners, de Joyce : «Pour le moment, son souvenir et sa présence en moi sont étroitement associés à ces hauteurs désertes où j’ai dispersé ses cendres un jour de septembre : au froid, à la nuit, à l’effrayante solitude que je sais régner là-bas à l’heure où j’écris ceci, à la majesté quasi sauvage de ce vœu qu’elle a émis et que j’ai exécuté aussi scrupuleusement que possible : être jetée au vent sur ces bruyères. Paix à son âme inquiète et déçue.»
Cette année 2009 est aussi celle de la mort d’un des personnages essentiels du Journal : la mère de l'auteur ; il l’apprend pendant son voyage au Danemark pour les Demeures de l’esprit, et cela nous vaut quelques unes des pages les plus fortes et les plus belles de ce volume. Je cite ce passage qui me semble dire l’essentiel, sur sa mère, mais aussi sur Renaud Camus lui-même : «Elle a comme moi trouvé la vie décevante, je crois – et encore n’avait-elle pas, comme je l’ai aujourd’hui, la consolation miraculeuse de l’amour. L’homme de sa vie aura été son père, si je ne me trompe. Il lui avait mis dans la tête, peut-être sans le vouloir, des idées et des fantasmes qui ne pouvaient faire paraître que bien plates les réalités de l’existence, au moins celles qu’elle a rencontrées, et bien falots les hommes et les destins dont il lui a fallu se contenter, ce qu’elle n’a d’ailleurs jamais fait. Comme je ne sais plus quel personnage de Claudel, et comme moi, (c’est moi qui souligne) elle demandait à l’existence : "Est-ce là tout ce faste où tu te disais prête ?"» Il y a également le moment de la dispersion des cendres, "grises et beiges", et ces toutes dernières lignes, aussi belles et poignantes que la fin de The Dead, dans Dubliners, de Joyce : «Pour le moment, son souvenir et sa présence en moi sont étroitement associés à ces hauteurs désertes où j’ai dispersé ses cendres un jour de septembre : au froid, à la nuit, à l’effrayante solitude que je sais régner là-bas à l’heure où j’écris ceci, à la majesté quasi sauvage de ce vœu qu’elle a émis et que j’ai exécuté aussi scrupuleusement que possible : être jetée au vent sur ces bruyères. Paix à son âme inquiète et déçue.»
J'ai beaucoup aimé lire ces lignes et je suis parti en rêve à la rencontre de cette montagne si impressionnante et envoûtante à la fois.
RépondreSupprimerRoger
Merci de votre aimable message, et de votre fidélité à ce blog ; j'y suis très sensible.
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