L’excellente maison d’édition palermitaine Sellerio a récemment réédité, dans une très élégante collection (intitulée : La Rose des vents), Atti relativi alla morte di Raymond Roussel (Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel), le livre que Sciascia a consacré à la mort mystérieuse de l’écrivain, le 13 juillet 1933, à l’Hôtel des Palmes de Palerme. Ce bref ouvrage (une soixantaine de pages), est tout à fait caractéristique de la manière de Sciascia, à la fois précise, méthodique et intuitive : on l’a vu également à l’œuvre dans son évocation de l’étrange disparition du physicien Ettore Majorana, ou dans L’Affaire Moro.
Comme Sciascia le dit dans le texte qu’il a rédigé pour le prière d’insérer de l’ouvrage, son récit vise à la fois à éclaircir, mais aussi, de façon plus profonde – presque métaphysique – à accroître le mystère : c’est là tout le sens de ce récit, où la quête de la justice est aussi ardue et incertaine que la recherche de la vérité. On peut d’ailleurs à ce propos penser ici à un autre Sicilien : le Pirandello d'À chacun sa vérité... Sciascia se veut à la fois enquêteur et conteur : il reproduit ici tous les actes officiels (rapports de police, procès verbaux, dépositions), mais il y ajoute les éléments de sa propre enquête, comme sa rencontre avec Tommaso Orlando, l’un des employés de l’Hôtel des Palmes qui découvrit le corps de Roussel dans la chambre 224, au matin du 14 juillet 1933. Son témoignage est particulièrement intéressant, dans la mesure où il se souvient encore dans les moindres détails du séjour de l’écrivain et des circonstances de sa mort : «un détail l’a particulièrement frappé, alors qu’on n’en trouve aucune trace dans les actes officiels, c’est le fait que Roussel avait eu cette nuit-là une éjaculation, probablement pendant qu’il mourait : Orlando en parlait encore avec une sensation très vive de répugnance, mais aussi de stupeur et d’effroi.» Orlando se souvient aussi que chaque soir, au retour de la promenade qu’il faisait en ville avec son chauffeur, Roussel lui remettait une pièce de vingt lires en guise de pourboire : «Mais le soir du 10 juillet, il remit à Orlando un billet de cent francs au lieu de la pièce habituelle, et Roussel lui demanda un service exceptionnel. Il lui donna un rasoir en lui expliquant par gestes qu’il voulait qu’il lui coupe les veines du poignet. Orlando prit peur et dit : "Non, non, monsieur Roussel", et il voulut lui rendre les cent francs. Roussel les refusa et reprit le rasoir ; le lendemain matin, il se trancha lui-même les veines.» (Note pour les Camusiens : les Eglogues se souviennent de cet épisode, évoqué dans Eté, pages 81 et 170)
Les causes officielles de la mort de Roussel sont officiellement liées à une consommation excessive de barbituriques, plus précisément deux tubes de Sonneril (l’équivalent de quarante cachets) retrouvés vides à côté du cadavre. Les circonstances étant suffisamment claires, on n’a pas jugé utile de procéder à une autopsie. Pourtant, Sciascia relève un certain nombre de points obscurs, parmi lesquels le comportement étrange de la "compagne" de Roussel, Charlotte Fredez, qui occupait la chambre voisine (communiquant avec celle de l’auteur de Locus Solus) ; elle ne s’est nullement alarmée du silence de son compagnon, et n’est entrée dans la chambre qu’à dix heures du matin, avertie par les domestiques qui ne parvenaient pas à se faire ouvrir. Elle connaissait pourtant les abus de Roussel en matière de médicaments, puisqu’elle tenait dans un carnet le compte scrupuleux de ses consommations de barbituriques : «le 25 juin, six pilules de Phanodorme. Le 26, huit cachets d’Hipalène, et quatre autres tout de suite après, trente en tout dans la nuit. Le 27, un flacon et demi de Veriane. Le 28, trois pilules de Rutonal, puis douze autres pendant la nuit. (...) Le premier juillet, un flacon de Neurinase, le 2, un flacon d’Acetile, le 3, dix pilules de Phanodorme...» Charlotte Fredez donnera quelques années plus tard une version tout à fait différente de la mort de Roussel en prétendant que l’écrivain s’était suicidé en s’ouvrant les veines ; et Sciascia s’interroge : «Avait-elle refoulé le souvenir de la manière dont les faits s’étaient déroulés, ou plus simplement (et de façon délibérée) mentait-elle ? Dans l’un ou dans l’autre cas, le mystère demeure.»
En tout cas, pour Sciascia, l’une des explications de la précipitation dans laquelle l’enquête s’est déroulée est à chercher dans le contexte politique de l’époque (juillet 1933), c'est à dire «la règle fasciste, à laquelle les policiers et les magistrats étaient ardemment soumis, de faire silence sur tous les cas où le taedium vitae conduisait à une fin tragique. Même s’il ne s’agissait pas de son exacte volonté, la mort de Roussel équivalait à un suicide : et un étranger qui venait mettre fin à ses jours en Italie, dans un moment où la gloire de l’Italie fasciste devait éclater sous tous les cieux et sceller la paix européenne avec le pacte liant les quatre grandes puissances, ne voulait-il pas signifier, non seulement sa propre impossibilité à vivre, mais aussi l’impossibilité de vivre dans l’Italie fasciste ? La police italienne était alors extraordinairement entraînée à saisir les allusions, à déchiffrer les symboles et les allégories. Et le suicide n’est-il pas justement le geste suprême par lequel s’exprime l’impossibilité de vivre sous la tyrannie ?» On ne peut que recommander la lecture de ce passionnant récit qui s’achève sur des lignes révélatrices de l’ironie lucide et désenchantée qui caractérise l’œuvre de Sciascia : «Mais peut-être que ces points obscurs qui émergent des documents, des souvenirs, apparaissaient, dans l’immédiateté des faits, parfaitement probables et explicables. Les choses de la vie deviennent toujours plus complexes et obscures, plus ambiguës et équivoques, c'est-à-dire telles qu’elles sont vraiment, quand on les écrit – autrement dit, quand les "actes relatifs" se transforment, pour ainsi dire, en "actes absolus". Comme disait ce policier de Graham Greene : "Nous pouvons faire pendre beaucoup plus de gens que ce que les journaux pourront jamais publier." Nous aussi, tout compte fait.»
Tous les passages du texte de Leonardo Sciascia sont cités dans une traduction personnelle. L'édition française des Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel n'est hélas plus disponible.
À propos du Grand Hôtel et des Palmes (en italien)
Images : en haut et au milieu : Marie-Hélène Cingal (Site Flickr)
en bas : Site Flickr
Eté p.81: «— Orlando! Orlando! s'écrie Roussel en riant, les veines ouvertes, comme il est facile et agréable de mourir!»
RépondreSupprimerPouvez-vous me dire si cela apparaît ainsi dans Sciascia? (Si non, c'est de François Caradec).
« le jour où il se logea une balle dans le crâne ?" »
RépondreSupprimer«Mais l'erreur laisse des traces.» Echange, p.143
;-)
A propos de la citation d'"Été", il y a chez Sciascia une note qui accompagne le passage que j'ai traduit dans mon message, sur l'histoire de la tentative de suicide de Roussel (avec le fameux rasoir) ; Sciascia y reprend les propos d'Orlando (l'employé de l'hôtel des Palmes, au nom si églogal), qu'il a eu l'occasion d'interroger directement. Voici la note : "Mais il ne voulait pas mourir, et il appela tout de suite à l'aide. J'ai été le premier à accourir, je l'ai aidé à se relever. Monsieur Roussel riait et me disait : Orlando, Orlando..." On retrouve donc ici une partie de la citation, mais pas la fin (peut-être est-ce ce passage-là qui se trouve chez Caradec). Je remarque d'ailleurs que Sciascia lui-même fait référence à plusieurs reprises à la biographie de Caradec dans son propre livre, en particulier à propos de l'habitude qu'avait Roussel de dormir sur un matelas posé à même le sol, car il avait peur de tomber de son lit (Sciascia rapproche cette phobie de la peur de mourir pendant son sommeil). Le fait qu'il ait pris cette précaution le soir même du 13 juillet semble confirmer la conviction de Sciascia qu'il n'avait pas l'intention ce soir-là de se donner la mort : en effet, nous dit-il, "au moment où il avait décidé de mourir, cette peur infantile de tomber du lit ne pouvait que disparaître".
RépondreSupprimerinterview de François Caradec.
RépondreSupprimerC'est un très beau documentaire ; merci de l'avoir signalé, Valérie !
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