Certes, j’envie les jeunes. Mais ils n’ont pas tous les privilèges ; et ils seront surpris un jour – comme je l’ai été, je l’avoue – de découvrir l’amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu’au seuil de la vieillesse.
Cette intensité des perceptions va peut-être avec la pensée de la mort. Je n’y pense pas tant et n’aurais pas eu cette idée. Mais je remarque divers livres récents, où un personnage, apprenant qu’il est condamné, découvre alors, dans la sérénité, les beautés ou le sens de la vie. Serait-ce donc seulement que l’on oublie de vivre quand on croit avoir, pour cela, du temps ? Serait-ce que l’on n’apprécie bien que ce que l’on sent prêt à bientôt vous échapper ?
Toujours est-il que l’intensité de bien des sentiments croît avec l’âge. Je n’ai parlé que de paysages et de promenades et je cherche sans doute à justifier des enthousiasmes que d’aucuns jugeront excessifs. Mais je pourrais le dire aussi pour la beauté des textes, pour les poèmes, pour la musique. Je pourrais même le dire – que l’on me croie au non – pour les rapports avec les êtres. Je suis beaucoup plus capable à présent d’aimer et de donner sans réserve, plus capable aussi de m’enchanter à voir réagir ceux que j’aime, avec leur vitalité, ou leur talent, ou leur douceur, exactement comme je m’enchante de mes promenades provençales. La venue de l’âge ne vous rend pas indifférent, mais totalement disponible – ce qui peut être tout le contraire.
Cela explique sans doute cet amour accru pour ce que déjà l’on aimait : disponible veut dire aussi réceptif. Mais cela explique surtout ce que j’éprouve ce soir, seule sur ma terrasse, en face des images très douces que je m’étonne toujours de retrouver. Sainte-Victoire est redevenue une silhouette lointaine, petite, hors d’atteinte. Or cette remise en perspective s’accompagne d’une plénitude et d’une tranquillité parfaites. C’est l’apaisement du retour, après tant de départs avides, et la douceur d’un temps vide après tant de désirs.
Le mot « poignant » est un beau mot : il va avec les joies, quand elles se mêlent au sentiment toujours tragique du temps qui s’enfuit ; il va aussi avec l’acceptation, la reconnaissance, la pitié. Il convient à la grâce douce et bouleversante de Mozart, à des regards échangés, à des silences partagés. La beauté de ce jour qui va bientôt s’éteindre est, ce soir, poignante.
Jacqueline de Romilly Sur les chemins de Sainte-Victoire Julliard, 1987
Cette intensité des perceptions va peut-être avec la pensée de la mort. Je n’y pense pas tant et n’aurais pas eu cette idée. Mais je remarque divers livres récents, où un personnage, apprenant qu’il est condamné, découvre alors, dans la sérénité, les beautés ou le sens de la vie. Serait-ce donc seulement que l’on oublie de vivre quand on croit avoir, pour cela, du temps ? Serait-ce que l’on n’apprécie bien que ce que l’on sent prêt à bientôt vous échapper ?
Toujours est-il que l’intensité de bien des sentiments croît avec l’âge. Je n’ai parlé que de paysages et de promenades et je cherche sans doute à justifier des enthousiasmes que d’aucuns jugeront excessifs. Mais je pourrais le dire aussi pour la beauté des textes, pour les poèmes, pour la musique. Je pourrais même le dire – que l’on me croie au non – pour les rapports avec les êtres. Je suis beaucoup plus capable à présent d’aimer et de donner sans réserve, plus capable aussi de m’enchanter à voir réagir ceux que j’aime, avec leur vitalité, ou leur talent, ou leur douceur, exactement comme je m’enchante de mes promenades provençales. La venue de l’âge ne vous rend pas indifférent, mais totalement disponible – ce qui peut être tout le contraire.
Cela explique sans doute cet amour accru pour ce que déjà l’on aimait : disponible veut dire aussi réceptif. Mais cela explique surtout ce que j’éprouve ce soir, seule sur ma terrasse, en face des images très douces que je m’étonne toujours de retrouver. Sainte-Victoire est redevenue une silhouette lointaine, petite, hors d’atteinte. Or cette remise en perspective s’accompagne d’une plénitude et d’une tranquillité parfaites. C’est l’apaisement du retour, après tant de départs avides, et la douceur d’un temps vide après tant de désirs.
Le mot « poignant » est un beau mot : il va avec les joies, quand elles se mêlent au sentiment toujours tragique du temps qui s’enfuit ; il va aussi avec l’acceptation, la reconnaissance, la pitié. Il convient à la grâce douce et bouleversante de Mozart, à des regards échangés, à des silences partagés. La beauté de ce jour qui va bientôt s’éteindre est, ce soir, poignante.
Jacqueline de Romilly Sur les chemins de Sainte-Victoire Julliard, 1987
Magnifique texte. J'aurai aimé rencontrer Jacqueline de Romilly. Je me suis contenté de l'entendre à la télévision, avec grand bonheur à chaque foi.
RépondreSupprimerMerci de lui rendre hommage ici, alors qu'elle vient juste de nous quitter
Roger
J'ai écouté, j'ai lu, j'ai regardé, pensive, reconnaissante. MERCI
RépondreSupprimerCher Roger, chère Christiane, je vous remercie à mon tour de vos commentaires : je suis vraiment ravi d'avoir des lecteurs aussi attentifs et aussi bienveillants !
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