Parcourir la filmographie de Claudia Cardinale, c’est
retrouver la grâce et la splendeur du cinéma italien des années soixante et
soixante-dix ; si l’on excepte Antonioni, elle a tourné avec tous les
grands maîtres de cette époque, et dans des rôles magnifiques. Ce qui est
particulièrement frappant, et exceptionnel dans une carrière d’actrice, c’est
qu’elle a souvent incarné de grandes héroïnes de la littérature italienne du
vingtième siècle, et on ne peut s’empêcher de penser à elle quand on relit ces
très grands livres que sont L’Affreux pastis de la rue des Merles, de Gadda
(role d’Assuntina, film de Pietro Germi, Un maledetto imbroglio, sorti en
France sous le titre Meurtre à l'italienne), Le Bel Antonio, de Brancati (rôle de Barbara,
film de Bolognini), Senilità, de Svevo (rôle d’Angiolina, film de Bolognini), Le Guépard, de Tomasi di Lampedusa (rôle d’Angelica, film de Visconti), Les Indifférents, de Moravia (rôle de Carla, film de Francesco Maselli), La Ragazza
di Bube, de Carlo Cassola (rôle de Mara, film de Comencini), Le Jour de la chouette,
de Sciascia (rôle de Rosa, film de Damiano Damiani), Enrico IV, de Pirandello
(rôle de Matilda, film de Bellocchio), La Storia, d’Elsa Morante (rôle d’Ida,
film de Comencini)...
Quand on lit son livre de souvenirs, paru en France il y
a une quinzaine d’années, on s’aperçoit que le contrat draconien qu’elle a
signé très jeune avec la Vides – la toute puissante société de production
de Franco Cristaldi, qui deviendra par la suite son époux – lui a valu tous ces
grands rôles, mais aussi beaucoup de déboires dans sa vie privée :
fille-mère (comme l’on disait alors) à dix-huit ans, elle a été longtemps
obligée de faire passer son fils pour son jeune frère, afin de sauver les apparences
dans une Italie très attachée aux convenances et aux valeurs morales traditionnelles. L’autre
élément caractéristique de sa filmographie est la grande variété des genres
qu’elle a abordés : le drame, le western, le film d’aventures, le film de
cape et d’épée, le film politique «engagé», la comédie légère, comme l’étonnant
Certo, certissimo, anzi probabile, de Marcello Fondato, où son mari (Nino Castelnuovo)
la quitte pour un robuste américain blond...
Je cite ici un extrait du livre de souvenirs Moi, Claudia, toi, Claudia, où elle évoque de façon très précise
son travail avec Luchino Visconti (trois chefs d’œuvre : Rocco et ses frères, Le Guépard et
Sandra, et une courte apparition dans l’avant-dernier film du Maestro, Violence
et passion), en s’attachant essentiellement aux détails, à l’aspect très
concret des indications de Visconti. C’est un passionnant témoignage sur une
grande époque désormais révolue du cinéma italien :
Luchino Visconti. Ce
chapitre ne concerne pas seulement ma carrière et mon métier. Luchino a fait,
et fera toujours, partie de ma vie : il est présent dans mes pensées, dans
mes souvenirs, dans mes rêves, et je le retrouve même, plus concrètement,
matériellement, dans le visage et dans le regard que j’ai aujourd’hui... dans
mes mains. Car il m’a beaucoup appris, et en particulier la conscience que j’ai
de mon corps, de mes jambes, de mes épaules, de mes bras, de mon menton et de
mes yeux : il m’a appris à commander à mon corps, au lieu de lui obéir. Il
m’a rendu, si je puis dire, mon regard, mon sourire ; aujourd’hui, il est
toujours à mes côtés, et c’est lui que je continue d’évoquer quand je parle,
pense, pleure, hurle, ris, devant la caméra.
Je l’ai connu sur le tournage de
Rocco et ses frères, où je ne possédais pas de rôle à part entière, mais où je
faisais une petite apparition, une très belle apparition. C’est là, pourtant,
qu’il a commencé à m’aimer et à penser à moi. Visconti disait toujours :
«Claudia ressemble à une chatte qui se fait caresser sur le divan du salon.
Mais attention ! Cette chatte peut se transformer en tigresse, et déchiqueter
son dresseur...» Il me parlait en français, il m’a toujours parlé en français.
Et les petits mots qu’il m’écrivait étaient aussi rédigés dans cette langue.
C’était une habitude, il parlait et écrivait le français d’une façon
délicieuse : cela n’avait rien à voir avec une simple traduction, cela
aurait pu être sa langue maternelle. Il l’avait parfaitement apprise à l’époque
où il était l’assistant de Renoir.
Rocco et ses frères date de 1960. Le
Guépard, cette expérience fondamentale, fut tourné trois ans plus tard, en
1963. C’est là, pour ce film, qu’il m’a tout appris. À marcher, par exemple. Il
me disait : «Tu dois faire de longues foulées, tu dois prendre possession
de la terre sur laquelle tu marches, de la pièce où tu entres, au moyen de tes
pieds, de tes jambes... Quand tu franchis une porte, tu dois adopter la
sécurité, douce et forte, que les animaux éprouvent envers la terre.» Visconti
nourrissait un grand amour pour Marlene Dietrich : il conservait une de
ses photos dans son bureau, au bas de laquelle elle avait écrit «I love
you». Il me disait : «Souviens-toi de Marlene, de son Ange bleu... essaie
de t’approprier ses gestes...» Il me dictait : «Tu dois te convaincre que
tout ton corps joue, pas seulement ton visage. Tes bras, tes jambes, tes
épaules... tout.» J’ai suivi ses conseils. J’ai changé ma façon de marcher,
j’ai cessé de caracoler sur mes hauts talons. J’ai appris, comme il le voulait,
à me déplacer en faisant de grandes foulées, et non des petits pas. Je dois
aussi à Luchino Visconti la ride qui marque aujourd’hui mon front. Comment
cela ? Il me répétait : «Souviens-toi, les yeux doivent dire ce que
la bouche tait, c’est pourquoi le regard doit avoir une certaine intensité, qui
contraste avec tes mots... quand tu ris, il ne faut pas que tes yeux rient. Tu
dois partager ton visage : le regard est une chose, ce que tu dis en est
une autre...» Il me le rappelait surtout au moment où j’allais entrer en scène
en m’appelant «Claudine», en utilisant ce diminutif affectueux. «Claudine,
souviens-toi à chaque instant que les mains, les bras, les yeux et la bouche,
tout doit contraster. Chaque fragment de ton visage et de ton corps doit
raconter une histoire différente de celle que racontent les autres parties de
ton visage et de ton corps.» Et je crois que si l’on m’observe avec attention dans
Le Guépard, on peut lire cette leçon de Luchino Visconti : j’ai tellement
suivi ses ordres que j’ai partagé mon visage en deux par cette ride.
Nous tournions la scène du bal, au Palais Gangi, à Palerme, et nous disposions seulement d’un mois pour cette scène. Nous travaillions la nuit à cause de la chaleur, mais devions être présents à trois heures de l’après-midi, pour le maquillage. On commençait par me coiffer, et cela durait une heure et demie, chaque jour. J’avais dû laisser pousser mes cheveux, et je les portais très longs. Je ne pouvais les laver que lorsque Visconti me l’ordonnait, car à l’époque du Guépard, les femmes n’avaient pas l’habitude de se laver la tête très fréquemment, comme de nos jours. Je me souviens que ce film fut la dernière expérience cinématographique de ma coiffeuse : il lui causa une dépression nerveuse. Le maquilleur était Alberto De Rossi. Visconti lui demanda d’accentuer mes cernes naturels, au moyen d’une teinte mauve, de me farder lourdement les yeux, en me posant notamment des faux cils. Il venait contrôler le moindre nuage de poudre, la moindre ombre de fard à joues ou à paupières. Tout ce que je portais, dans Le Guépard, était authentique : du mouchoir au parfum, qui était un parfum d’époque. Et même les bas. Piero Tosi, le plus grand costumier du monde, avait créé ma robe. Une fois celle-ci enfilée, je ne pouvais plus m’asseoir, aussi Luchino m’avait-il fait construire un siège spécial, une sorte d’appui en bois, sur lequel je parvenais à me détendre en posant les coudes... Je mettais mon costume ; nous commencions à tourner avec la fraîcheur du soir, vers sept heures, et je l’ôtais le matin aux environs de cinq ou six heures... À la fin du tournage, j’avais une plaie sanguinolente autour de la taille, car le corset avait sans doute appartenu à une créature minuscule. Je devais me glisser dans ces cinquante-trois centimètres de tour de taille, un étau bien plus rigide que le lit de Procuste...
Extrait de Moi, Claudia, toi, Claudia, le roman d'une vie (Claudia Cardinale et Anna Maria Mori, traduction de Nathalie Bauer), Editions Grasset, 1995
Elle, c'est ma préférée.
RépondreSupprimerC'est vraiment intéressant ces confidences de C.Cardinale. Visconti y apparaît comme un sculpteur de corps, de visage et... d'âme... Et C.C analyse tout cela avec finesse. Je me demande si outre la ride du visage il n'y en avait pas, alors, une autre, invisible,entre le métier, ses "modelages" et la vie quotidienne. La place du fils-frère est une blessure. Il y en a eu certainement bien d'autres... et nous, spectateurs, nous trouvons notre vérité dans la grâce de cette immense actrice, dans sa beauté émouvante, dans cette intuition d'une rebelle... belle...
RépondreSupprimerLe monde du cinéma doit être un miroir aux alouettes : qui s'y mire s'y tue. Je pense aux solitudes sombres de bien de ces étoiles quand les caméras les ont oubliées. Cinéma : rêves et réalité... Je me souviens d'un film redoutable, amer, avec deux grands vieillissant, dont Giuletta Massina et Marcello Mastrioni, un autre avec Bette Davis...
La beauté est au fond de l'être comme un astre caché. Il faudrait s'illuminer des beaux visages de nos anciens et y suivre les rides comme autant de voyages au pays de la vie...
Les films c'est :
RépondreSupprimerGinger et Fred - 1985- Fellini où Marcello Mastroianni et Giulette Masina sont splendides
L'autre c'est :
Qu'est-il arrivé à Baby Jane -1962- Aldrich
Magnifique texte pour magnifique actrice..
RépondreSupprimerIl faut ajouter "Sunset Boulevard" de Billy Wilder.
Pour le "Guépard" de Visconti, on raconte même que la vaisselle à l'intérieur des buffets était authentique! Je sens encore la fantastique odeur des timbales à la truffe.
Merci à tous pour ces commentaires !
RépondreSupprimer"Ginger et Fred" est un des films les plus bouleversants que je connaisse, et on s'aperçoit en le revoyant combien il était prophétique sur ce qu'est devenue aujourd'hui la société italienne, après trois décennies de presse et de télévision berlusconiennes.
Christiane : ce que vous dites sur le visage et l'âme est très juste. Claudia Cardinale est d'ailleurs une des rares actrices (avec Bardot, ce n'est sans doute pas un hasard, je trouve qu'elles se ressemblent sur bien des points ; elles ont d'ailleurs tourné ensemble un film sans prétention mais plutôt amusant, "Les Pétroleuses") à ne pas avoir eu recours au "lifting". Elle dit des choses très intéressantes sur ce choix dans son autobiographie : "Le visage d'une femme, comme celui de tout être humain, raconte son histoire : la vie qu'elle a vécue, qu'elle a subie ou qu'elle a conquise. En intervenant sur un visage, on lui enlève ce qui est le plus important : on fabrique, à la place d'un livre d'aventures ou d'un roman d'amour, un masque qui ne suscite aucune curiosité et aucune émotion."
C'est vrai qu'elle est charmante, et très jolie. Moins que Françoise Hardy mais quand même…
RépondreSupprimerTG : voyez (ou revoyez) les films dont je parle dans mon message, et vous vous apercevrez sans doute que "charmante et très jolie" est un jugement – comment dire ? – plutôt réducteur et superficiel...
RépondreSupprimerClaudia est belle, tout simplement. Belle et rayonnante. Et sa voix....
RépondreSupprimer"Sa voix" : oui, magnifique, et quel dommage qu'on ne l'entende pas dans ses premiers films, où elle est systématiquement doublée. Ce n'est qu'à partir de 1963, dans "Huit et demi" et "La Ragazza di Bube", qu'on a pu enfin découvrir ce timbre si particulier, un peu rauque, voilé, envoûtant et sensuel...
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