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mardi 31 mars 2015

La parole contraire




L’écrivain Erri De Luca publie, simultanément en France et en Italie, un opuscule intitulé La parole contraire, dans lequel il s’explique sur ses propos appelant au sabotage de la ligne TAV [Trains à grande vitesse] Turin-Lyon, propos qui lui ont valu une plainte de la société de construction de cette ligne, la LTF [Lyon-Turin ferroviaire]. Sans entrer dans les détails du dossier, et le bien-fondé des actions du mouvement NO TAV, dont on a un peu de mal en France à comprendre la virulence et l’exaltation, j’aimerais revenir ici sur l’argumentation développée par l’écrivain, et en particulier sur cette notion de "parole contraire" qui en constitue le cœur, le concept principal. 

Erri De Luca inscrit d’abord sa démarche dans une tradition prestigieuse, celle de l’Hommage à la Catalogne de George Orwell et des Écrits corsaires de Pasolini. À propos de ce dernier, il rappelle le soutien qu'il a apporté au mouvement d'extrême-gauche Lotta continua, mais il ne dit pas que Pasolini savait aussi penser à contre-courant, comme dans l'article "Sur les cheveux longs", paru dans le Corriere della sera, ou le poème paru dans L'Espresso en juin 68, Il PCI ai giovani, où il se range au côté des policiers, fils de prolétaires, contre les étudiants fils à papa. Ces références permettent donc à Erri De Luca de répondre à l’accusation d’incitation à la violence qui lui a été faite : on ne peut reprocher à l’écrivain d’« inciter à un sentiment de justice, qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu. (...) Si la parole publique d’un écrivain est suivie d’actions, c’est un résultat involontaire et qui échappe à son contrôle. ». En fait, nous dit-il, sa phrase sur la nécessité de saboter la ligne TAV entre dans le cadre de ce qu’il appelle, en bon napolitain, le "droit de mauvais augure" : ce n’est pas un appel à la destruction, mais une façon de conjurer le mauvais sort qui s’acharne sur la malheureuse vallée de Suse, victime selon lui d’une épouvantable catastrophe écologique.  




Il en vient ensuite à l’explication de ce fameux concept de "parole contraire", et il convient ici pour bien comprendre de quoi il retourne de le citer plus longuement : « Je revendique le droit d’utiliser le verbe  "saboter" selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire. 
Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement ou d’un service. 
Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote. 
Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, le sabotent. 
L’accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de "parole contraire". Le verbe "saboter" a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens d’ "entraver". 
Les procureurs exigent que le verbe "saboter" ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens. 
Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête d’une société étrangère [la LTF est en effet une société française, dont le siège est à Chambéry]. 
J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire. » La formule est belle, et tous les amoureux de la littérature seraient tentés d’y adhérer, mais dans son flamboyant plaidoyer, Erri De Luca néglige plusieurs détails : cette parole contraire dont il revendique l’aspect polysémique ne s’exprime pas dans un cadre littéraire, mais plus prosaïquement dans une interview parue sur le site du Huffington Post. Si l’on relit attentivement les passages controversés, on a tout de même beaucoup de mal à apercevoir toutes les subtilités sémantiques que l’écrivain, en grand magicien des mots, assure y avoir mises. Quand le journaliste lui fait remarquer que les deux manifestants arrêtés étaient en possession de cocktails Molotov, De Luca répond : « Je m’explique mieux : la TAV doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages. Il n’est pas question ici de terrorisme. » Donc, insiste le journaliste, le sabotage et le vandalisme sont légitimes ? « Ils sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile. » répond De Luca. L’allusion aux "cisailles" est tout de même assez claire, et le sabotage auquel il est fait référence ici semble bien matériel ; pourtant, écrit un peu plus loin De Luca « si j’avais employé le verbe "saboter" dans le sens de dégradation matérielle, après l’avoir dit je serais allé le faire... » Donc, si certains comprennent de travers ses propos et mettent la main à la pâte en se livrant au vandalisme et au sabotage après l'avoir lu, il ne saurait être tenu pour responsable...

De Luca se pose en fait en victime de ceux qu’il appelle "les procureurs", autrement dit l’appareil étatique et le système judiciaire italien, qui concentrent leurs attaques sur "un seul écrivain isolé". Il reprend même, pour dénoncer cette persécution judiciaire, le slogan des Brigades Rouges, qui entendaient par leurs attentats « Colpirne uno per educarne cento » [« En frapper un pour en éduquer cent »] : « En frapper un pour en décourager cent de collaborer à la lutte du val de Suse et de se mêler des affaires des partis et des sociétés affiliées. » On l’aura compris, les vrais terroristes, ce sont les procureurs au service de l’appareil d’État, forcément oppresseur et illégitime. La plainte judiciaire contre l’écrivain relève donc d’un abus de pouvoir, un attentat contre le droit sacro-saint à la "parole contraire". On a tout de même envie de répondre à Erri De Luca que l’Italie est un pays démocratique et qu’il est lui-même un écrivain célébré et reconnu, dans son pays comme à l’étranger, où il a largement accès aux média : la posture du résistant solitaire et persécuté qu’il adopte dans son ouvrage mériterait donc d’être nuancée, comme sa certitude têtue que la justice, la raison et la vérité ne peuvent être que de son côté.

La parole contraire, d'Erri De Luca, est paru aux éditions Gallimard, dans une traduction de Danièle Valin. L'édition originale de l'ouvrage [La parola contraria] est parue en Italie aux éditions Feltrinelli.






samedi 28 mars 2015

I zacinti (Les jacinthes)




Un poème de Virgilio Giotti, l'autre grand poète de Trieste avec Umberto Saba, moins connu toutefois que ce dernier, sans doute parce qu'il a choisi comme moyen d'expression le dialecte triestin, dans lequel presque toute son œuvre est écrite. I zacinti [Les jacinthes] date de 1909 ; Giotti a vingt-trois ans et l'idylle amoureuse et familiale qu'il imagine dans ce poème, où la lumière qu'émanent les jacinthes est semblable à la flamme qui illumine un amour, est encore tout à fait imaginaire (il ne rencontrera Lisa Markovic, qui deviendra la compagne de toute une vie, qu'en 1912). On perçoit nettement dans le poème l'influence de Pascoli, mais aussi des poètes "crépusculaires". On notera également un écho léopardien dans les vers 9 et 10, qui rappellent le début du poème Il Sogno  [Le Songe] (Canti, XV) : "Era il mattino, e tra le chiuse imposte / Per lo balcone insinuava il sole" ["C'était le matin, et par les volets clos de la fenêtre, le soleil glissait"].


 I zacinti

I do rameti de zacinti
bianchi e lila li vardo, ch’i xe come
el viso tuo de prima
che, dàndomeli, un poco te ridevi,
tignìndomeli in man co’ le tue fermi,
pàlida e i denti bianchi.
Pàlidi qua in t-el goto,
sul sbiadido del muro,
’rente el sol che vien drento, che camina
su la piera frugada del balcon.
E tuti lori no i xe che quel pàlido
lila slusente : ’na fiama lassada
là ardir che intanto xe vignudo giorno ;
e el bon odor ch’i gà impinì la casa.
Come ’sto nostro amor,
che tuto lui no’ ’l xe che un gnente là,
un pàlido ; ma un pàlido che lusi,
che ardi, e un bon odor, una speranza,
che me impinissi el cuor co me la sento :
’na casa mia e tua,
mèter insieme la tovàia,
mi e ti, su la tola,
con qualchidun che se alza
su le ponte d’i pie
pici e se sforza de ’rivar coi oci
su quel che parecemo.

Virgilio Giotti  Piccolo canzoniere in dialetto triestino


Les jacinthes

Les deux petites branches de jacinthes
blanches et lilas, je les regarde, pareilles
à ton visage d'avant
alors qu'en me les offrant, tu riais un peu,
et les serrais dans ma main, fort, avec les tiennes,
pâle et les dents blanches.
Pâles ici dans le verre,
sur le fond fané du mur,
en regard du soleil qui pénètre, qui passe
sur la pierre usée de la fenêtre.
Elles ne sont en somme que ce pâle
lilas qui luit : une flamme laissée 
là à brûler cependant qu'est venu le jour ;
et la senteur qu'elles ont répandue dans toute la maison.
Comme cet amour entre nous,
qui après tout n'est rien là
qu'une pâleur, mais une pâleur lumineuse,
ardente, et un parfum, une espérance
qui me remplit le cœur quand je l'éprouve :
une maison à nous,
mettre la nappe ensemble,
toi et moi, sur la table,
avec quelqu'un qui se dresse
sur la pointe des pieds
et tente d'arriver avec les yeux
à hauteur de ce que nous préparons.

Traduction : Laurent Feneyrou








Images : en haut, Furlane Robin  (Site Flickr)

en bas, Source

vendredi 27 mars 2015

Breve incontro (Brève rencontre)



 

Dans son livre de souvenirs paru chez Bompiani en 2008, Quelli che ami non muoiono (Ceux que tu aimes ne meurent pas), Mario Fortunato raconte une belle et triste histoire. Dans les années 80, à Rome, entre la via Salaria et la via Isonzo, il rencontre souvent, sur le chemin qui le conduit à la rédaction du magazine L'Espresso où il travaille, un homme âgé et distingué, à l'air distrait et réservé. Chaque fois qu'ils se croisent, ils se saluent discrètement d'un petit signe de tête, sans qu'aucune parole ne soit prononcée. Fortunato est intrigué : le visage de cet homme lui est étrangement familier ; pourtant, il est sûr de ne l'avoir jamais rencontré.

Deux ans plus tard, en 1987, il voit à la Mostra de Venise l'adaptation cinématographique (par Giuliano Montaldo) d'un roman qui lui avait beaucoup plu dans son adolescence, Les Lunettes d'or, de Giorgio Bassani. Il se souvient alors de la photo qui se trouvait au dos de la couverture du livre, et il y reconnait les traits du mystérieux passant de la via Isonzo ; il avait vieilli, mais son visage rond et lisse était demeuré identique :


« Il me sourit de façon énigmatique, inclina la tête pour esquisser un salut. Il allait continuer son chemin, ineffable et léger, mais cela a été plus fort que moi : je le saluai à haute voix, en lui disant que j'avais reconnu en lui l'auteur de quelques uns des plus beaux romans de la littérature italienne du vingtième siècle. Il me serra la main, avec un air soucieux. Un court instant, j'eus la nette impression qu'il n'avait pas compris un seul mot de ce que je lui avais dit, comme s'il était un étranger qui ne parlait pas ma langue. Il bredouilla un remerciement étonné et désemparé, retira sa main et s'éloigna aussitôt comme s'il venait de se rappeler d'un rendez-vous urgent.

J'étais vraiment déçu. Je n'avais même pas eu le temps de lui dire que, pour me préparer à la vision du film de Montaldo, j'avais relu Les Lunettes d'or, et que le livre m'avait de nouveau semblé magnifique. Tout échange était demeuré impossible. L'écrivain s'y était soustrait avec une distraite mais ferme ténacité.

Je n'ai plus repensé à cette histoire, jusqu'à ce que, quelques années plus tard, la maladie d'Alzheimer dont souffrait Bassani fut à l'origine d'une des plus pénibles et des plus compliquées querelles d'héritiers que j'aie pu connaître. Même s'il était déjà atteint par le mal qui allait l'emporter en avril 2000, le vieux monsieur que je rencontrais de temps en temps dans le calme feutré de la romaine via Isonzo était un homme aimable et discret, qui affrontait l'inconnu de chaque nouveau pas avec la grâce particulière de ses meilleurs récits. »

Mario Fortunato Quelli che ami non muoiono, Ed. Bompiani, 2008 (Traduction personnelle)




On peut lire en français Lieux naturels, le premier recueil de récits de Mario Fortunato, publié en 1989 aux éditions Rivages.

Un entretien avec Mario Fortunato à propos de Quelli che ami non muoiono.


La photographie de la tombe de Bassani est de Renaud Camus (Site Flickr)



mercredi 25 mars 2015

Il lago (Le lac)





Tentennano le cime delle piante
e qualche uccello giravolta lieto
nel fondo chiaro, limpido del cielo ;
l'acqua del lago stagna
e chiara luce spande,
e bagna alle radici
i salici piegati, sofferenti.

Guglielmo Petroni  Poesie Neri Pozza Editore, 1959






Les cimes des plantes se balancent
et quelques oiseaux virevoltent joyeux
sur le fond clair, limpide du ciel ;
l'eau du lac stagne
et répand une lumière claire,
et elle baigne à leurs racines
les saules courbés, souffrants.

(Traduction personnelle)








Images : en haut, Site Flickr

au centre, Sara Vanni  (Site Flickr)

en bas, Site Flickr




lundi 23 mars 2015

Les Nuits blanches

 



"Ein jeder Engel ist schrecklich."






C’est en 1998 qu'Helmut Berger a publié en Allemagne son autobiographie, dont les éditions Séguier proposent aujourd’hui la traduction française, augmentée d’un chapitre consacré à la participation de Berger au Saint Laurent de Bertrand Bonello. L’acteur se raconte au fil d’une conversation avec la journaliste Holde Heuer, de façon plutôt chaotique, comme le fut souvent sa vie. On mesure en lisant cet ouvrage à quel point le rôle que lui a confié Visconti dans son film testamentaire, Violence et passion, est autobiographique : ce jeune homme violent, grossier, égoïste, mais aussi fascinant, attirant irrésistiblement les hommes et les femmes, profitant de tout le monde sans respecter personne, dans une sorte de tourbillon suicidaire, c’est autant le personnage  de Konrad Huebel que l’acteur qui l’interprète. Parfait reflet de la réalité au cœur de la fiction, sous le regard de celui qui fut l’amant et le père de substitution de Berger, Luchino Visconti, présent derrière la caméra mais aussi devant, à travers le personnage du vieux professeur incarné par Burt Lancaster. Revoir le film après avoir lu le livre est vraiment une expérience fascinante ! 

S’il y a un reproche que l’on ne peut pas faire à Berger, c’est d’utiliser la langue de bois et de se contenter de tresser ses propres lauriers : il n’est certes pas mécontent de lui et ne doute guère de son talent, mais il ne dissimule rien de ses défauts et de ses manies, ni de celles de tous les personnages qu’il a pu rencontrer : acteurs, metteurs en scène, artistes,  mais aussi membres de la jet-set. Le lecteur peut parfois être un peu lassé de l’évocation de ces interminables nuits blanches dans les boîtes et les hôtels  à la mode, dans les fumées de cigarettes, les effluves d’alcool et les rails de coke, à Kitzbühel et Saint-Moritz l’hiver, à Salzbourg, Ischia, Capri ou Saint-Tropez l’été, à Monaco ou Hollywood le reste du temps, sur les yachts d’Onassis ou Niarchos, chez Warhol à New York, à Paris avec Noureev, le temps d’un étreinte torride "dans une ruelle venteuse"... Au fil des pages, et des nombreuses illustrations, c’est un name dropping ininterrompu et des anecdotes tendres ou féroces sur Liz Taylor, Richard Burton, Karajan, Callas, Grace de Monaco, Tennessee Williams, Christina Onassis, Willy Brandt, le Shah d’Iran, Mick Jagger, les Beatles, Juan Carlos et bien d’autres encore. On remarque également une jalousie véritablement obsessionnelle pour Alain Delon, qui se manifeste dès les premières pages et revient plusieurs fois dans l’ouvrage...




Le plus intéressant reste quand même le récit souvent très intime de la relation qui a uni Berger et Visconti pendant une douzaine d’années, (de 1964, où ils se rencontrent à Pérouse sur le tournage de Sandra, jusqu'à la mort du maestro en 1976), et l’évocation des tournages de ces trois admirables films qu’ils ont faits ensemble : Les Damnés, Ludwig et Violence et passion, trois joyaux qui suffisent largement à assurer la gloire d’un acteur et à lui garantir une place de choix dans l’histoire du cinéma. Je cite ici deux passages que j’aime beaucoup : le premier à propos d'une séquence des Damnés, le second évoquant la mort de Visconti, dont Berger dit qu’il est devenu "la veuve à trente-deux ans" : 

« Bien évidemment, tout n’était pas toujours rose entre Luchino et moi. Je devenais capricieux avec le temps. Dès le début, j’étais le plus faible, le plus vulnérable de notre couple. C’était lui l’homme actif, il prenait toujours l’initiative. Aujourd’hui, je vis le contraire. Au lieu d’attendre, je suis entreprenant et ne fais montre d’aucune retenue quand quelqu’un me plaît. 
La relation avec Luchino évoluait aussi. C’était un bon professeur, doux en amour et énergique dans le travail. Avant la mise en branle d’un tournage, il entrait dans une tension nerveuse comme les sportifs de haut niveau juste avant le signal du départ. La concentration pouvait déclencher des pauses érotiques, notamment lorsque c’était moi qui interprétait le rôle principal. Selon lui, toutes nos énergies pouvaient alimenter l’art, y compris les énergies sexuelles, qui ne sont pas à sous-estimer. Il devenait le maître de discipline sans pitié de mes prestations. 
Quand je pense aux longues répétitions pour mon rôle de Marlene Dietrich dans Les Damnés, j’en suis encore malade, alors même qu’Anne-Marie Hanschke, le professeur de théâtre allemand bien connu qui avait travaillé avec Uschi Glas et Helga Lehner, était à mes côtés. Ingrid Thulin, Dirk Bogarde et les amis de l’équipe de tournage observaient mes douloureuses répétitions. Je devais répéter encore et encore. Luchino n’était jamais content. J’aurais aimé prendre la fuite — fuck off, Luchino —, mais les regards encourageants de mes collègues m’aidaient à continuer. C’étaient là des vétérans, ils connaissaient le prix élevé des meilleures performances. Et le résultat fut vraiment convaincant. 
Marlene Dietrich m’appela après la première à New York. Elle me couvrit de compliments, me dit que j’avais été fidèle à sa personne et inoubliablement beau dans ma féminité séduisante. Elle m’assura que sa propre interprétation de la chanson "Ich will einen Mann, einen richtigen Mann" ("Je veux un homme, un vrai homme") n’aurait pas été meilleure. Je ne pouvais que bégayer d’émotion quand elle me demanda de saluer Luchino chaleureusement. Qu’est-ce que j’étais fier ! Quelques jours après, elle m’envoya une photo d’elle-même avec la question : "Who’s prettier ? Love, Marlene". » 




« Quand j’arrivai à Rome, c’était l’horreur. La famille Visconti me proposa de lui dire adieu. Je n’y arrivais pas. Impossible ! Les jours suivants, je fus comme paralysé, tout simplement absent. Tous les jours j’essayais de joindre mon Luchino par téléphone. Je ne sais pas ce que j’aurais été capable de faire dans les jours qui suivirent sa mort si je n’avais pas eu ma gouvernante Maria. Elle dormit à côté de moi, ne me laissa jamais seul. 
Il y eut des obsèques nationales. Ils étaient tous là : le gouvernement, les collègues avec Fellini, De Sica, Claudia Cardinale, Alain Delon, tous, tous, tous. Et tous portaient des lunettes de soleil noires, sauf moi. Je voulais qu’on voie mon visage. Je voulais faire mes adieux à Luchino, à l’état pur et nu. Je n’avais rien à cacher. Pas une larme ne sortit de mes yeux, j’étais dans une espèce de transe. Tout au long de la cérémonie, un seul problème me préoccupa : savoir si la famille Visconti n’allait pas mettre mon énorme cœur de gardénias pour Luchino de côté. Je le fixais assidûment du regard et tout le reste était totalement irréel pour moi. Je jouais dans un film, sans son, sans âme, sans Luchino. J’étais seul. Mon dieu, je crois que je le méritais. »
















Helmut Berger, autoportrait, propos recueillis par Holde Heuer, est paru aux éditions Séguier en mars 2015.

vendredi 20 mars 2015

Printemps qui commence...




« Printemps qui commence,
Portant l'espérance
Aux cœurs amoureux,
Ton souffle qui passe
De la terre efface
Les jours malheureux.
Tout brûle en notre âme,
Et ta douce flamme
Vient sécher nos pleurs ;
Tu rends à la terre,
Par un doux mystère,
Les fruits et les fleurs.



 

En vain je suis belle !
Mon cœur plein d'amour,
Pleurant l'infidèle,
Attend son retour !
Vivant d'espérance,
Mon cœur désolé
Garde souvenance
Du bonheur passé.
À la nuit tombante
J'irai triste amante,
M'asseoir au torrent,
L'attendre en pleurant !
Chassant ma tristesse,
S'il revient un jour,
À lui ma tendresse
Et la douce ivresse
Qu'un brûlant amour
Garde à son retour ! »


Camille Saint-Saëns  Samson et Dalila, Acte I (Livret de Ferdinand Lemaire)  



Image : Claude Monet, Le Printemps (huile sur toile, 1886)

mercredi 18 mars 2015

Henri Dutilleux, librement





Henri Dutilleux, L'Arbre des songes, concerto pour violon, premier mouvement : Librement (1983-1985, dédié à Isaac Stern)



La Geôle

Je m’égare par les pics neigeux que mon front 
recèle dans l’azur noir de son labyrinthe. 
Plus d’autre route à moi ne s’ouvre, vagabond 
enfoncé sous la voûte de sa propre plainte. 

Errer dans ce lacis et délirer ! Ô saintes 
rêveries de la captivité. Les prisons 
sont en moi les prisonnières et dans l’empreinte 
de mes profonds miroirs se font et se défont. 

Je suis perdu si haut que l’on entend à peine 
mon sourd appel comme un chiffon du ciel qui traine. 
Mais là-bas, clair pays d’où montent les matins, 

dans ta prairie, Alice-Abeille, ma bergère, 
si quelque voix, tout bas, murmure "C’est ton père", 
va-t’en vers la montagne et prends-moi par la main.

Poème de Jean Cassou, extrait des 33 sonnets composés au secret,  mis en musique en 1944 par Henri Dutilleux. 






Images : en haut  (Source)




Henri Dutilleux converse avec le chef Alan Gilbert, directeur musical de l'Orchestre philharmonique de New York et la grande soprano Renée Fleming, pour qui il a composé le cycle de mélodies Le Temps l'horloge.

samedi 14 mars 2015

Il mondo è una prigione (Le monde est une prison)




Il mondo è una prigione [Le monde est une prison], de Guglielmo Petroni est paru en 1948 dans la revue Botteghe Oscure et l’année suivante aux éditions Mondadori. L’auteur y raconte son arrestation à Rome en mai 1944, pour faits de résistance, par les fascistes alliés aux nazis. Incarcéré dans les cachots de la rue Tasso, gardés par les soldats allemands, puis à la prison romaine de Regina Coeli, il y subira des interrogatoires et des tortures et, condamné à mort, il ne devra son salut qu'à l’arrivée des troupes américaines et alliées dans la capitale, en juin 1944. 




Petroni témoigne donc quelques années plus tard de cet épisode dans un livre bref et poignant, d’où sont pourtant absents tout lyrisme et tout manichéisme. Dans une époque où en Italie s’élabore à travers le néo-réalisme le mythe de la Résistance, avec ses partisans héroïques et ses bourreaux impitoyables, le livre de Petroni étonne et choque dans la mesure où il ne cède pas au romantisme révolutionnaire et à la propagande mais choisit de donner une dimension intime et existentielle à son témoignage. On le verra dans l’extrait que je cite ci-dessous, la liberté retrouvée alors qu’il vient de frôler la mort n’est pas vécue de façon enthousiaste comme une libération de l’oppression et une porte ouverte sur un avenir radieux. De la même façon que Primo Levi dans Se questo è un uomo [Si c'est un homme], dont Il mondo è una prigione est proche par bien des aspects, Petroni nous livre son expérience intime d’une tragédie historique : au-delà des idéologies et des stratégies politiques, ce qui s’affirme dans cet ouvrage est l’aspect illusoire de toute Libération et la force d’un mal de vivre impossible à éradiquer, une sensation d’étrangeté, de détachement face à un monde et à une réalité que l’on n’arrive plus à appréhender. C’est cette lucidité, proche de celle de Camus, de Pavese et bien sûr de Primo Levi, qui fait aujourd’hui toute la force et la grande actualité de cet ouvrage hélas jamais traduit en français. 

Le passage que je cite ici est extrait du premier chapitre du livre : nous sommes quelques mois après la libération de Petroni, à la fin de l’année 1944, et l’auteur raconte d’abord une visite à la basilique San Frediano de Lucques, sa ville natale ; il y observe les fonts baptismaux du douzième siècle, dont les sculptures montrent des passages de l’Ancien Testament : Moïse recevant les Tables de la Loi, le passage de la mer Rouge et la lutte rageuse d’un homme contre un monstre protéiforme ; cette image le renvoie à sa propre lutte contre l’hydre fasciste et nazie. En sortant de la basilique, il se rend dans un café où il a une altercation avec deux jeunes soldats américains passablement éméchés : 

« Je marchai à nouveau dans les rues obscures. Une sorte de dégoût du monde me tourmentait ; je ne le reconnus pas tout de suite, mais je ne tardai pas à l’identifier ; c’était celui-là même qui ces derniers temps me terrassait souvent, c’était celui que j’avais découvert dans les moments complexes de ma récente existence. 

Sept mois auparavant, tandis que s’accomplissaient des événements qui allaient donner à tout mon passé le plus éclatant un aspect beaucoup plus éphémère, j’avais brusquement ressenti ce désarroi. La première fois, ce fut au moment de sortir de l’obscurité de la prison allemande de la rue Tasso, à Rome ; mais à ce moment-là, les préoccupations immédiates étaient encore trop nombreuses, je quittais un lieu effrayant pour un autre qui l’était tout autant, dans lequel mon proche avenir m’apparaissait encore plus obscur et incertain ; je n’eus donc pas la possibilité de m’arrêter pour analyser ce que je ressentais, je ne pus en aucune façon m’interroger sur la signification de ce regret, ce chagrin de quitter un lieu où j’aurai lentement achevé mon existence au milieu de mes autres compagnons. Mais le 4 juin, vraiment libre finalement, au moment de quitter la prison de Regina Coeli, tandis que je me dirigeai vers le Lungotevere della Lungara, j’eus le temps de considérer plus amplement cette sorte d’égarement spirituel qui pour la seconde fois s’emparait de moi. En franchissant la porte de la prison, je m’étais immobilisé un instant, dans l’attente de cette bouffée d’air qui gonfle la poitrine quand on revient à la vie, quand on revoit le ciel et les hommes après avoir cru les avoir perdus pour toujours : j’avais levé les yeux vers les toits de la ville ; c’était bien le ciel de Rome, dans toute sa perfection ; mais ce qui gonfla ma poitrine ne fut qu’un profond regret, un regret étrange et peut-être complexe. Je m’aperçus que je regrettais violemment les heures où ma vie était suspendue à un fil, menacée à chaque moment ; je regrettais la faim, l’obscurité et l’incertitude que, désormais, je laissais définitivement derrière moi.




J’étais à nouveau libre dans les rues de Rome, ou plutôt j'étais libre pour la première fois, je retournais parmi les hommes et auprès de ceux qui m’aimaient, avec sous le bras un balluchon rempli de chiffons et de poux ; j’étais au cœur de l’agitation de la rue, il y avait le soleil et le ciel, le vert des arbres touffus, j’avais échappé à la mort, à l’incertitude, à la peur, comment pouvais-je ne pas être heureux ? Je devais l’être et je le voulais : mais l’illusion ne résista pas. Je marchais au milieu de l’agitation de la foule, les derniers allemands fuyaient avec des visages sombres, leurs armes braquées, mais je sentais croître dans mon cœur la gêne de revenir parmi les hommes ; je sentais une forte attraction pour les jours passés dans les cellules crasseuses des prisons où j’avais vécu ces quelques semaines qui m’avaient semblé des années. 
Donc la prison, la liberté, ce n’étaient pas une vraie prison, une vraie liberté ? Est-ce le monde lui-même qui est une prison ? Sommes-nous peut-être notre propre prison, ou notre liberté n'existe-t-elle qu'en nous ? Les autres sont peut-être ta prison ? Une prison que tu pourras peut-être aimer, comme tu aimes maintenant celle bien concrète que tu laisses derrière toi avec cet obscur regret ? 
Plus tard, je trouvai des explications à ce processus psychologique, et je compris le caractère romantique de ces sentiments ; je me crus capable de l’élucider, mais je ne cessai en fait de percevoir la vanité de mes raisonnements, le fait que certaines vérités de notre âme ont une signification que l’on profane inutilement chaque fois que l’on veut la dépouiller de son mystère. 
Pourtant, depuis ce jour, je me sentis plus proche des autres, j’aimai de façon plus consciente ceux que j’aimais autrefois par instinct et par élection, mais que je négligeais dans la vie concrète ; je me sentis plus proche de ceux qui souffraient dans le monde bouleversé par la guerre, et pas seulement par la guerre. 
Mais ce dégoût d’exister, cet ennui de la nécessité de vivre ensemble s’emparait souvent de moi quand j’y pensais le moins ; j’avais souvent l’impression que c’était en lui que se trouvait toute la signification de mon passé le plus raffiné et le plus intellectuel, qu’il existait un autre moi-même que les événements avaient éloigné et qui maintenant se vengeait en m’assaillant avec ces pensées sombres et pleines de tristesse. »

Guglielmo Petroni  Il mondo è una prigione  Universale Economica Feltrinelli, 2005  (Traduction personnelle)



Retrouver Guglielmo Petroni sur ce blog :








Images : de haut en bas, (1) Valentina Perniciaro

(2) Chalm Revier, prison de Regina Coeli, Rome  (Site Flickr)

(3) Arianna Giunti

(4) Bruno, prison de Regina Coeli, Rome  (Site Flickr)

mercredi 11 mars 2015

Dove vanno ? (Où vont-ils ?)




Treno che vai, dov'è che arrivi treno ?

La ragazza di fronte a me seduta
che con aria perduta le sue dita
muove veloce sul telefonino
guardando tutto intorno e al paesaggio
di tanto in tanto sbuffa, dove va ?
La donna che, malgrado faccia caldo
e l'aria è peste asciutta, resta chiusa
nel soprabito rosa e tra sé geme
di un dolore nascosto, forse teme
che all'arrivo nessuno aspetterà ?
E il vecchio coi capelli biondi tinti
che parla con nessuno dirimpetto,
e gli sorride, ma dov'è diretto ?
E tutti gli altri che vanno, dove vanno ?
Che vita li accompagna, in quale arcano
destino il treno li abbandonerà ?
Vorrei seguirli, prenderli per mano,
dirgli che il viaggio e tutto il resto è inganno,
ma resto fermo, mentre tutti vanno,
io non li seguo e loro spariranno,

per sempre spariranno dalla vita.  

Giuseppe Grattacaso  Confidenze da un luogo familiare  Campanotto Editore, 2010  







Train qui t'en vas, quelle est ta destination ? 

La jeune fille assise en face de moi 
qui avec un air perdu déplace rapidement 
ses doigts sur le portable 
en regardant autour d'elle et vers le paysage 
elle soupire de temps en temps, où va-t-elle ? 
La femme qui, bien qu'il fasse chaud 
et que l'air soit irrespirable, reste emmitouflée 
dans son manteau rose et gémit doucement 
d'une douleur secrète, peut-être craint-elle 
qu'à l'arrivée personne n'attendra ? 
Et le vieillard aux cheveux blonds teints 
qui parle en face à face avec personne 
et lui sourit, mais où se rend-il ? 
Et tous les autres qui s'en vont, où vont-ils ? 
Quelle vie les accompagne, à quel mystérieux 
destin le train va-t-il les abandonner ? 
Je voudrais les suivre, les prendre par la main, 
leur dire que le voyage comme tout le reste est illusion
mais je reste immobile, tandis que tous s'en vont, 
je ne les suis pas et ils disparaîtront, 

pour toujours ils disparaîtront de la vie.   

(Traduction personnelle)




       



Images : en haut, Xavier de Torres  (Site Flickr

au centre, Yannick Gatellier  (Site Flickr

en bas, Matteo Zannoni  (Site Flickr


 

lundi 9 mars 2015

Solstizio metafisico (Solstice métaphysique)



"Alle domande : di che tratta questa poesia ? che significa ? a che si riferisce ? per che scopo è stata scritta ? – bisogna poter rispondere : di niente, niente, a niente, per niente."

Arturo Onofri Tendenze 

 "Aux questions : de quoi cette poésie parle-t-elle ? que signifie-t-elle ? à quoi fait-elle allusion ? pourquoi a-t-elle été écrite ? – il faut pouvoir répondre : de rien, rien, à rien, pour rien." 

Arturo Onofri Tendances






Giovanni Comisso a écrit Solstizio metafisico entre 1919 et 1921 (il a alors vingt-cinq ans), à Fiume, où il participait à la fameuse expédition conduite par Gabriele D'Annunzio. Il s'agit d'un ensemble de textes courts, aphorismes, poèmes en prose d'inégales longueurs (en tout une centaine de fragments), inspirés par le D'Annunzio de Notturno, mais aussi par le Rimbaud des Illuminations ou le Nietzsche de Zarathoustra. L’œuvre est restée longtemps inédite, et l'édition complète de ces textes de jeunesse de Comisso n'est parue qu'en 1999 en Italie, grâce au travail attentif et méticuleux d'Annalisa Colusso (Edizioni Il Poligrafo, Padova). Je cite ici – dans une traduction personnelle – trois de ces fragments, tout à fait caractéristiques de l'inspiration de Comisso, impressionniste et parfois presque panthéiste :  


XXXII

Il bosco si riempì di cacciatori. Dalle alte cime degli alberi si staccarono degli uccelli neri per andar a volare lungo al fiume. In fondo al piccolo sentiero appena segnato, apparve una coppia d’amanti disturbati dai cani. Sovra al fiume vi erano due lunghi ponti moderni. E dietro dall’altra sponda, in basso, spuntava la città fatta di vecchi palazzi e vecchie chiese. L’acqua del fiume andava così in fretta come se il mare avesse bisogno delle sue acque. Una barca carica di uomini ignudi venne innanzi silenziosa spinta dalla corrente. «Saranno galeotti» pensai, tanto erano magri e sporchi. Come mi videro cominciarono a ciarlare.

Poi qualcuno mi gridò dietro e qualche altro fischiò. Presto la barca passò oltre. Poi un istinto tacito mi indusse a levarmi le scarpe, e le calze. Immersi allora i miei pallidi piedi nell’acqua chiara e mi apparvero fatti quasi gonfi. Stavo così, quieto a nulla pensando quando una folla di pescetti bambinelli e burloni spuntò dal fondo per avventarsi contro, tentando di sbocconcellarli come fossero stati della mollica di pane. I miei piedi giganti risero contenti del mondo creato.


XXXII

 Le bois se remplit de chasseurs. Des hautes cimes des arbres se détachèrent des oiseaux noirs qui s’envolèrent vers le fleuve. Au fond d’un petit sentier à peine tracé apparut un couple d’amoureux dérangés par des chiens. Au-dessus du fleuve se trouvaient deux ponts modernes. Et derrière l’autre rive, en contrebas, se dressait la ville avec ses vieux palais et ses vieilles églises. L’eau du fleuve s’écoulait avec rapidité, comme si la mer avait besoin de ses eaux. Une barque chargée d’hommes nus s’approcha, silencieusement portée par le courant. «Ce doit être des prisonniers» pensai-je, tant ils étaient maigres et sales. Quand ils me virent, ils commencèrent à discuter. 

L’un d’eux me héla et un autre se mit à siffler. La barque s’éloigna rapidement. D’un geste instinctif, j’ôtai mes chaussures et mes chaussettes, puis je plongeai mes pieds pâles dans l’eau claire où j’eus l’impression qu’ils avaient enflé. Je demeurais ainsi, tranquille, sans penser à rien, quand une foule de petits poissons farceurs surgit du fond et se rua sur mes pieds, en essayant de les grignoter comme s’il s’agissait de miettes de pain. Mes pieds gigantesques se mirent à rire, en se réjouissant du monde créé. 






 XXXVIII

Vi è un monte che si chiama Endimione ed à su verso le tonde cime dei prati fioriti di narcisi. Vi è un torrente, che durante la guerra un poeta chiamò : «collana della patria». Vi sono verso Nord delle scene irte di monti che esaltano a pensieri universali. 

Vi è il cielo dove le grande nubi dividono la luce del sole e vi sono i colli dove l’eterno pastore all’ombra della quercia guarda il suo bestiame tranquillo. Vi è il mio corpo, disteso che odora come il corpo d’un altro su queste sabbie dove i soldati venivano a morire combattendo come in un circo.


XXXVIII

Il y a un mont qui s’appelle Endymion où l'on trouve, en montant vers ses cimes arrondies, des prairies fleuries de narcisses. Il y a un torrent, qu'un poète pendant la guerre nomma  «le collier de la patrie». Il y a en direction du Nord des étendues montueuses évocatrices de pensées universelles. 

Il y a le ciel où les grandes nuées se partagent la lumière du soleil, et il y a les collines où l’éternel berger garde tranquillement son troupeau à l’ombre d’un chêne. Il y a mon corps étendu qui a la même odeur que le corps d’un autre sur ces sables où les soldats venaient mourir en  combattant comme dans un cirque.  






LVI

Sulle rive del mare illuminato dalla luce mattutina vi era un enorme silenzio. Sembrava che le tenebre fossero state separate dalla luce allora, e che il mondo con la sua terra ed il suo mare fosse sorto da poco. Improvvisamente m’accorsi che dietro ad un alto roccione che scendeva sul mare, spuntava una cosa che per un attimo mi spaventò come fosse stato un mostro. Era invece un veliero che cabotava l’isola. E subito sentii le voci dei marinai a bordo, giungermi chiare come fossero vicini.

LVI

Sur les rivages de la mer illuminée par la lumière du matin régnait un énorme silence. On avait l’impression que les ténèbres venaient d’être séparées de la lumière, et que le monde, avec sa terre et sa mer, venait à peine de naître. Soudain, je m’aperçus que derrière un gros rocher à pic sur la mer surgissait une chose qui sur le moment m’effraya comme s’il s’agissait d’un monstre. C'était en fait un voilier qui longeait l’île. Et j’entendis aussitôt les voix des marins à bord, je les percevais si nettement qu’on aurait dit qu’ils étaient tout près.






Je cite pour terminer un fragment qui m'évoque irrésistiblement un poème de la section Calamus des Feuilles d'herbe. Comisso ne cite jamais Walt Whitman, et l'on ne peut évidemment pas être sûr qu'il l'ait lu, mais il y a souvent une grande proximité entre les deux auteurs, comme on pourra s'en rendre compte en lisant cet extrait de Soltizio metafisico, suivi du poème de Whitman What think you I take my pen in hand ? :


LXXXII

No! costoro non possono essere né fratelli, né parenti, essi sono due amici, amici nel senso ellenico ! Uno è un giovanetto sano dalla chioma nera e folta ondulata e dal corpo ben fatto. L’altro è un collegiale : à dei buoni occhi annebbiati ed una bocca che sembra non voler dare che baci. Son seduti vicino al finestrino del vagone mentre la sera discende sui campi ed una fresca aria li investe nei volti. Si tengono stretti per mano e ogni tanto si guardano negli occhi e sorridono. Una città s’avvicina pare che il ragazzo debba scendere. Difatti si alza e prepara la sua piccola valiggetta. Poi si fanno vicini accanto al finestrino si tengono le mani ancora più strette e mentre il treno rallenta si accostano i volti sino a bacciarsi sulla bocca. Il collo del ragazzo si tese così dolcemente in attesa e le labbra si socchiusero così siccome fosse un figlio baciante la madre od una tenera giovinetta il suo uomo.

 
 LXXXII

Non ! Ces deux-là ne peuvent être ni des frères, ni des parents, ce sont deux amis, amis au sens hellénique du terme ! L’un deux est un solide jeune homme aux cheveux noirs et frisés et au corps bien fait. L’autre est un collégien : il a de bons yeux rêveurs et une bouche qui semble ne vouloir donner que des baisers. Ils sont assis à côté de la fenêtre du wagon tandis que le soir descend sur les champs et qu’un air frais fouette leurs visages. Ils se tiennent par la main et parfois leurs regards se croisent et ils sourient. On approche d’une ville et il semble que le plus jeune doive descendre. Justement, il se lève et s’empare de sa petite valise. Puis ils s’approchent de la vitre, serrent plus fort leurs mains et pendant que le train ralentit ils approchent leurs visages pour s’embrasser sur la bouche. Le plus jeune tendit doucement son cou dans cette attente, et il entrouvrit les lèvres comme s'il s'agissait d'un fils embrassant sa mère, ou une tendre jeune fille son amant.


What think you I take my pen in hand to record ?
The battle-ship, perfect-model'd, majestic, that I saw pass
the offing to-day under full sail ?
The splendors of the past day ? or tehe splendor of the night
that envelops me ?
Or the vaunted glory and growth of the great city spread around me ? – no ;
But merely of two simple men I saw to-day on the pier in the midst of the crowd, parting the parting of dear friends,
The one to remain hung on the other's neck and
passionately kiss'd him,
While the one to depart tightly prest the one to remain
in his arms.
 
Walt Whitman Leaves of grass, Calamus, 1860

Pourquoi croyez-vous que je prends la plume ?
Pour décrire le navire de guerre aux formes parfaites, majestueuses,
que j'ai vu passer au large aujourd'hui, toutes voiles dehors ?
La splendeur du jour écoulé ? ou la splendeur de la nuit qui m'enveloppe ?
Ou la gloire et l'essor vantés de la grande ville qui m'entoure ?
– non ;
mais simplement deux hommes ordinaires que j'ai vus aujourd'hui
sur la jetée au milieu de la foule échanger l'adieu des tendres amis,
Celui qui restait se pendait au cou de l'autre et l'embrassait passionnément,
Tandis que celui qui partait serrait étroitement dans ses bras celui qui restait.

Traduction : Roger Asselineau (Editions Aubier)

Per annotare che cosa pensi che io prenda in mano la penna ?
Non la nave da guerra, dalle forme perfette, maestosa, 
che ho visto oggi passare al largo, a vele spiegate,
Né gli splendori del giorno trascorso, né gli splendori della
notte che mi avvolge, non la gloria, non la crescita della
grande città, che intorno a me si dispiega,
Ma i due uomini che ho visto oggi sul molo separarsi come si 
separono i cari amici,
Quello che restava, appeso al collo dell'altro appassionatamente
lo baciava, mentre l'altro che partiva serrava stretto l'amico
che restava tra le braccia.

Traduzione : Marina Tornaghi


Solstizio metafisico, de Giovanni Comisso, est paru en 1999 aux éditions Il Poligrafo, Padova. (Traduction personnelle)



Images : (1) Site Flickr

(2) Patrick Castelli (Site Flickr)


(4) Ivana (Site Flickr)


samedi 7 mars 2015

Bellissima





 Anna Magnani  (Rome, 7 mars 1908 - Rome, 26 septembre 1973)



VOCE FUORI CAMPO FELLINI : Questa signora che rientra a casa costeggiando il muro dell'antico palazzetto patrizio è un attrice romana, Anna Magnani, che potrebbe essere anche un po' il simbolo della città...

MAGNANI : Che so' io ?

VOCE FUORI CAMPO FELLINI : ...una Roma vista come lupa e vestale, aristocratica...

MAGNANI : De che ?

VOCE FUORI CAMPO FELLINI : ...e stracciona, tetra, buffonesca, potrei continuare fine a domattina.

MAGNANI : A Federi', va a dormi', va !

VOCE FUORI CAMPO FELLINI : Posso farti una domanda ?

MAGNANI : No ! Nun me fido. Ciao ! Buona notte !


VOIX OFF FELLINI : Cette dame qui rentre chez elle en longeant le mur d'une vieille maison noble est une actrice romaine, Anna Magnani, qui pourrait aussi être le symbole de la ville...

MAGNANI : Qu'est-ce que je suis, moi ?

VOIX OFF FELLINI : ...une Rome vue comme louve et vestale, aristocratique...

MAGNANI : Quoi ?

VOIX OFF FELLINI : ...et vagabonde, sombre, bouffonne, je pourrai continuer jusqu'à demain matin.

MAGNANI : Allez, Federico, rentre te coucher !

VOIX OFF FELLINI : Je peux te poser une question ?

MAGNANI : Non ! Je me méfie. Salut ! Bonne nuit !

Source de la video : Site YouTube

vendredi 6 mars 2015

En sourdine (In sordina)




En sourdine 

Calmes dans le demi-jour 
Que les branches hautes font, 
Pénétrons bien notre amour 
De ce silence profond. 

Fondons nos âmes, nos cœurs
Et nos sens extasiés, 
Parmi les vagues langueurs 
Des pins et des arbousiers. 

Ferme tes yeux à demi, 
Croise tes bras sur ton sein, 
Et de ton cœur endormi 
Chasse à jamais tout dessein. 

Laissons-nous persuader 
Au souffle berceur et doux 
Qui vient à tes pieds rider 
Les ondes de gazon roux. 

 Et quand, solennel, le soir 
Des chênes noirs tombera
Voix de notre désespoir, 
Le rossignol chantera.

Paul Verlaine  Fêtes galantes 






In sordina

Calmi nella penombra
Delle fronde più alte,
Penetriamo il nostro amore
Di questo silenzio profondo.

Fondiamo le anime e i cuori
E i sensi estasiati
Fra i vaghi languori
Di pini e corbezzoli.

Socchiudi un poco gli occhi,
Incrocia sul seno le braccia,
Discaccia ogni disegno
Dal tuo cuore dormente.

Lasciamoci suadere
Dall'alito dolce cullante
Che va increspando ai tuoi piedi
Le fulve ondate dell'erba.

E quando solenne cadrà
Da nere querce la sera,
Voce del nostro sconforto,
L'usignolo canterà.

Traduzione : Diana Grange Fiori 







Images : en haut, Pierre-Paul Feyte  (Site Flickr)

au centre, Gustaf Emanuelsson  (Site Flickr)

en bas, Dolan Halbrook  (Site Flickr)