Il était dit que cette journée serait donnée au
Seicento. M. Vieillefond, le conseiller culturel de notre ambassade – qui a si parfaitement prévu et disposé toute chose, tout le long de notre «tournée» – avait prié la princesse Pallavicini de bien vouloir que notre conférence-concert se fît dans son palais :
le palais Rospigliosi ; l’un des plus beaux, des plus typiques et des mieux conservés de Rome. Il s’élève sur les pentes du Quirinal, non loin du Monte Cavallo, et abrite, intacte, une fameuse collection.
L’un des charmes de
ce palais réside dans sa dédaigneuse insouciance de l’unité. Immense, il constitue à lui seul une véritable petite cité d’architecture, née aussi bien des intelligentes libertés de l’architecte que des caprices pittoresques d’un terrain tout en déclivités et escarpements. Des terrasses étagées relient entre eux les divers corps du bâtiment. Elles sont aménagées en
jardins suspendus. A leurs verdures sérieuses sont confiés
des marbres antiques, provenant pour la plupart des thermes de Constantin, qui occupèrent cet emplacement. Le grand
style romain du lieu est immédiatement, autoritairement, frappant, convaincant. Qu’y a-t-il de changé ici, depuis le temps où, au début du dix-septième siècle, le cardinal Scipion Borghèse demanda à Flaminio Ponzio les plans de ce palais ?
À l’une des extrémités de la terrasse majeure s’élève, ou, plutôt se déploie l’avenante façade toute en baies de l’unique étage du
«Casino-de-l’Aurore», ainsi nommé de la fresque de Guido Reni qui décore son plafond.
Nous étions convoqués dans ce casino délicieux,
Damase et moi. Comment n’être pas ému, intimidé, par une aussi rare conjoncture, une aussi jolie chance !...
Nous arrivâmes au
palais Rospigliosi sur la fin de l’après-midi, à l’heure où, même en hiver, le ciel de Rome est une grande nappe d’or liquoreux. Non point l’or de la chair d’un fruit, mais l’or de son suc, ambré, épaissi, alourdi par les grands soleils de l’automne. Sur le beau jardin suspendu, au-delà des vitrages – qui, sans doute, entre les colonnes de cette loggia, n’existaient point primitivement – la stagnante lumière avait la sérénité taciturne d’un très long et très ancien amour, jadis partagé, comblé, mais destiné, désormais, à ne jamais plus revivre que dans le Souvenir.
Il existe des spectacles de la nature que l’on regarde de tout ses yeux ; d’autres qui exigent qu’on leur ouvre, qu’on leur donne son cœur. Ils s’en emparent, l’occupent – et vous n’avez plus, dès lors, à vous tourmenter de rien. Dans ce Casino Rospigliosi, à la lisière de ce jardin, à l’heure du chien-et-loup , aucune lampe n’étant encore allumée et tandis qu’un public inconnu, masqué d’ombre, occupait peu à peu les rangs de chaises, il y eut un moment où je me sentis brusquement envahi, possédé par
«la Joie-d’être-à-Rome» ; cette joie irrépressible (indicible) que depuis mon arrivée ici j’espérais, j’attendais, et qui n’était pas encore venue. Une joie si bouleversante que, pour un peu, elle m’eût fait monter les larmes aux yeux... Pour qu’elles ne franchissent point mes paupières, je renversai la tête en arrière, – juste au moment où l’électricité fut donnée.
Elle déchira avec cruauté, sauvagerie, la pénombre, et, en coup de théâtre, dévoila le plafond.
Certes, «l’Aurore-du-Guide» n’est pas le chef-d’œuvre de la peinture en Italie ; mais elle est, je crois, le chef-d’œuvre d’une certaine peinture italienne – qui est aussi, d’ailleurs, une certaine peinture française (celle d’un
Vouet, d’un
Lesueur, d’un
Lemoyne, etc...). Cette peinture se met à votre disposition ; elle ne provoque pas, ne commande pas. Docile à son rôle décoratif, elle n’obsède point la vue, ni, loin d’elle, le souvenir.
Depuis toujours, l’«Aurore-du-Guide» restait ensommeillée dans ma mémoire. Quand j’étais enfant, elle s’était insinuée, en quelque sorte sans le dire, par le truchement d’une petite copie (bien sûr rapportée de Rome), naïvement exécutée sur porcelaine. Jamais l’idée ne m’était venue d’admirer l’original, d’après cette médiocre vignette émaillée. Lorsque je visitai ce Casino, jadis, je n’en regardai le plafond qu’étourdiment, à la légère. Le temps seulement de lui sacrifier sans discussion
une autre «Aurore», également romaine ; celle du Guerchin, à la villa Ludovisi.
Mais le Guerchin est un maître immédiatement attractif ; un maître déjà romantique, tout près de nous. Nous sommes préparés à sentir, à aimer ses œuvres à travers d’autres œuvres unanimement admirées et qui appartiennent au même monde plastique ; celles de Tintoret, par exemple, ou de Delacroix, de Géricault. Le charmant, le discret Guido Reni, au contraire, dans l’oubli méprisant où notre temps l’a enseveli, s’est résigné à sa réputation de fadeur, d’ennui, d’académisme. Il attend patiemment, passivement, sans trop compter dessus, la bonne fortune toute fortuite dune minute heureuse.
Cette minute-là a sonné pour moi, ce soir, au seuil d’une heure émouvante, exquise ; une heure «charmée»... Je ne la retrouverai probablement jamais ; mais, certainement, je ne l’oublierai plus.
Bientôt la «séance» commença. Prenant la parole, je dus ne plus regarder que devant moi. Mais j’étais content : «Tu parles sous l’Aurore-du-Guide.», me disais-je naïvement, fièrement.
De nos trois conférences, on nous avait demandé celle qui a pour sujet «la Musique de clavier en France». Le premier morceau du programme est de Couperin
(Sœur Monique). Dès son début, mes regards volèrent au plafond. Mais à peine Couperin eut-il esquissé le motif mi-rieur, mi-rêveur de sa gracieuse composition, l’électricité s’éteignit. Plomb sauté ; coupure de courant ? Plus probablement interruption voulue, inspirée à la maîtresse de maison par un très sûr raffinement du goût. En effet, presque sur-le-champ, aux confins du jour et de la nuit, une demi-douzaine de laquais en brillantes livrées firent leur entrée. Chacun d’eux portait, à bras levés, d’imposants candélabres, toutes cires allumées. Ils les allèrent placer sans hésitation en des points de la salle d’avance choisis et désignés.
Dans une aimable rumeur de surprise et de plaisir, Damase reprit son morceau ; et jusqu’à la fin de la réunion l’électricité ne revint plus.
Éclairée par cette lumière doucement palpitante – celle qui éclaira l’œuvre du Guide dans sa nouveauté – l’«Aurore» s’était aussitôt embellie ; une mystérieuse poésie l’enrobait. Tout à l’heure, l’irruption de l’électricité l’avait violemment fait apparaître pour la mettre, sans le moindre ménagement, en évidence. Maintenant, la lumière avait cessé de s’attaquer à la peinture pour la forcer, la violer : elle l’allait flatter, caresser, cajoler. À une volée de flèches, à une rafale de mitrailleuse succédait un mol envol de papillons lumineux, les errantes phosphorescences dorées d’une sorte de voie lactée. Cette lumière sinuait à travers la salle, des candélabres à la voûte, irrésolument, sans prétendre abolir des zones d’ombre. Là-haut, «l’Aurore» semblait voyager au-dessus de nuages impondérables. Ceux-ci, par un
sfumato insensible, s’unissaient aux nuages peints que les pieds des Heures effleurent et d’où s’élance le Char du Dieu.
À l'alliance magique que je vis ainsi s'établir (ou, plutôt : s'épanouir) entre la délicate lumière et la délicate peinture, bientôt, la délicate musique, sans avoir l'air d'y tenir, obtint de s'associer.
Pas plus que Le Guide, Couperin ne cherche à vous «avoir» par des oppositions, des contrastes. Sans du tout se ressembler, ils gravitent dans une même sphère d'harmonie.
Jouant pour le public choisi qui occupait l'ici-bas de la loggia, Damase se doutait-il qu'il jouait aussi pour les eurythmiques Jeunes Filles qui, liées les unes aux autres par les doigts, inscrivent si légèrement leur ronde dans le ciel ? Savait-il qu'il offrait la mélodie sonore à la mélodie peinte, et que, sans lui, les auditeurs n'eussent point éprouvé cette double jouissance, en une seule fondue ?...