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vendredi 12 octobre 2012

Une saison au paradis




"...and my heart beats so that i can hardly speak..."






Je cite ici un extrait du beau livre de Claude Arnaud, Brèves saisons au paradis, second volet du grand récit autobiographique entamé il y a deux ans avec Qu'as-tu fait de tes frères ? Nous sommes cette fois-ci dans les années 80, commencées dans l'éblouissement amoureux et vite assombries par l'apparition de ce mal mystérieux auquel on a au début beaucoup de mal à croire, jusqu'à ce que l'on constate ses terribles ravages. Heureusement, il reste aussi de ces années-là des moments de pur bonheur, comme ces réunions mouvementées à la rédaction de la revue Cinématographe, dont les lecteurs fervents et nostalgiques retrouveront ici une plaisante et précise évocation, ou encore ces conversations interminables dans un appartement de la rue de Verneuil, autour d'un trio uni comme les têtes de Cerbère, auquel se joignent régulièrement des amis, comme le jeune et effervescent Fabrice Luchini, à peine sorti de l'aventure exaltante (et douloureuse) du Perceval de Rohmer. Parmi ces moments de grâce, il y a également cette arrivée à la Villa Médicis, où l'auteur s'apprête à s'installer pour une année entière :


Le taxi me dépose au sommet de la colline du Pincio. Je sors mes valises et me casse en deux pour franchir le portail clouté de la Villa Médicis.
Le palais dort à poings fermés, en ce dimanche soir. Pas une âme dans l'immense vestibule que domine un Louis XIV impérieux, personne dans l'escalier monumental qui mène aux jardins, pas un écho dans le colimaçon qui vrille à l'infini la tour, entre les murs en cylindre peints à l'éponge par Balthus.
Un spectre me tend la main.
Frédérick Martin, musicien, se présente-t-il, comme un disciple de Berlioz qu'un sort aurait rendu l'otage de son passé.
Je grimpe encore trois étages, pousse la porte d'un pigeonnier niché sous les toits de tuiles. J'entre dans un salon meublé d'une console en bois sculpté, d'un bureau Louis XIII et d'un lit-divan. En ouvrant les fenêtres du salon, j'aperçois le Palatin, le Forum et le Capitole, le Janicule et la piazza del Popolo ; de la salle de bains, je découvre le bosco peint par Vélasquez et les jardins de la Villa Borghèse. La lune nimbe les monts du Latium, dans le lointain.
Je fouille les tiroirs en espérant trouver un signe du précédent pensionnaire, prends une douche en suivant des yeux la lune, m'endors comme un nouveau-né.
Réveillé par la chaleur du jour, j'ouvre grand les fenêtres pour entrevoir la mer en direction d'Ostie, entends le boulet qu'un petit canon installé sur le Janicule tire chaque midi ; aveuglé par le soleil, je contemple derrière des verres fumés le spectacle inouï de ma vie nouvelle. 
Fleurie par le mimosa et les crêtes de coq que cultivent "nos" jardiniers, la table où j'écris donne sur le palais du Quirinal, siège de la Présidence italienne : il sert de fond au portrait de Granet qu'Ingres a peint ici même, avant de revenir exécuter cette Stratonice dont j'ai tenu entre les mains une esquisse, rue de Verneuil. Chaque jour j'identifie un nouvel architecte, nomme une nouvelle église : la vue est si prenante que je m'entraîne, quand j'écris, à fixer les tuiles des toits pour éviter de me disperser.
Je suis bien plus concentré qu'à Paris, la solitude m'élève et me décante. Sans les progrès de l'ombre portée par l'obélisque du piazzale, cette horloge naturelle, je n'aurais plus aucune notion du temps : il a cessé de couler, dans ce palais au Bois dormant. Il me ramène parfois en enfance, quand des senteurs de maquis atteignent mes fenêtres : des vents venus de Corse semblent m'apporter l'écho de ses figuiers et de ses torrents.

Claude Arnaud   Brèves saisons au paradis  Editions Grasset, 2012








Images : en haut, Frank Stahlberg  (Site Flickr)

en bas, Simone Pacini  (Site Flickr)




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