Je n'ai pas assisté à la récente conférence de Renaud Camus au Collège de France, dans le cadre du séminaire d'Antoine Compagnon consacré à l’autobiographie, mais je remarque dans les comptes rendus publiés en ligne la référence faite par Renaud Camus au vers célèbre de Léopardi, à la fin du poème L’Infini : «E il naufragar, m’è dolce in questo mare» («Et en cette mer il m’est doux de sombrer»). Face à ce que RC appelle dans Etc. «la complexité formidable du monde sensible, la richesse infinie du pensable, le caractère presque illimité du réel», il est à la fois effrayant et agréable de se laisser submerger, de faire naufrage dans cette profusion, cette immensité du sens, des liens, des passages, des coïncidences... De la même façon que pour Léopardi le langage échouait finalement à dire l’infini, la parole échoue à dire la totalité du réel, et l’intelligence ne peut pas appréhender la totalité du monde. Pour saisir pleinement ceci, il faudrait que cela le soit également en même temps ; d’où, nous dit RC, (Etc., page 101) «la passion des incises, des parenthèses, des parenthèses dans les parenthèses, de l’abyme, des notes en bas de page». On est bien sûr là au cœur du projet des Eglogues, et tout proche de la notion de cavatine (creuser et approfondir les feuilletages du sens), ou de bathmologie (jeu et science des degrés), telle que l’a définie Roland Barthes.
L’idée nous échappe, nous risquons toujours de la perdre, mais, comme le dit RC (Etc, page 102), «c’est encore une sorte de maîtrise, malgré tout, que d’écrire de cette échappée». Finalement, c'est aussi ce qu'expriment les derniers vers de L’Infini : «Dans cette immensité, ma pensée fait naufrage / Et en cette mer, il m’est doux de sombrer». La pensée échoue à concevoir l’infini, mais cet échec est en même temps une libération, un allègement, un abandon ; dans la douceur de la métaphore se dit encore l’expérience de l’infini, à travers la perception de l’immensité et du mouvement de la mer, la merveille de son chatoiement. On peut penser également ici à l’évocation baudelairienne (dans Le Spleen de Paris) du passager qui ne se résigne pas à la fin du voyage : «Moi seul j’étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront ! En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu’à la mort ; et c’est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : "Enfin !" je ne pus crier que : "Déjà !"»
Sur le blog Mémoire de la Littérature
Sur le blog Les Lettres Blanches
Sur le site du Ring
Sur le blog de Madame de Véhesse
Antoine Compagnon au Collège de France
L’idée nous échappe, nous risquons toujours de la perdre, mais, comme le dit RC (Etc, page 102), «c’est encore une sorte de maîtrise, malgré tout, que d’écrire de cette échappée». Finalement, c'est aussi ce qu'expriment les derniers vers de L’Infini : «Dans cette immensité, ma pensée fait naufrage / Et en cette mer, il m’est doux de sombrer». La pensée échoue à concevoir l’infini, mais cet échec est en même temps une libération, un allègement, un abandon ; dans la douceur de la métaphore se dit encore l’expérience de l’infini, à travers la perception de l’immensité et du mouvement de la mer, la merveille de son chatoiement. On peut penser également ici à l’évocation baudelairienne (dans Le Spleen de Paris) du passager qui ne se résigne pas à la fin du voyage : «Moi seul j’étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divinité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si infiniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront ! En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu’à la mort ; et c’est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : "Enfin !" je ne pus crier que : "Déjà !"»
Les comptes rendus en ligne de la conférence de Renaud Camus au Collège de France :
Sur le blog Mémoire de la Littérature
Sur le blog Les Lettres Blanches
Sur le site du Ring
Sur le blog de Madame de Véhesse
Antoine Compagnon au Collège de France
Sur le dernier vers de L'Infinito, je recommande la lecture de la très belle analyse qu'en propose Antonio Prete dans son ouvrage Finitudine e infinito (Feltrinelli, 1998).
Vous me voyez content, monsieur, que le partage ait eu lieu (car je m'avise que dans votre billet vous renvoyez à mon blogue). Je vous remercie d'avoir recensé mon petit billet qu'avec beaucoup d'indulgence vous nommez "compte rendu"... Vous l'aurez remarqué, ce ne sont que des notes bien (trop ? et qu'importe !) subjectives. Croyez moi bien vôtre, et amicalement, F.T.
RépondreSupprimerJe vous remercie à mon tour de votre visite. Il était bien normal que je renvoie à votre site (que j'aime beaucoup), puisque c'est la lecture de votre billet sur la "douceur de sombrer" qui m'a inspiré ce petit texte...
RépondreSupprimerC'est donc Leopardi qui nous a donc permis ce rapprochement, avec Renaud Camus. Bien à vous.
RépondreSupprimer