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dimanche 16 juin 2013

Un motif qui court



"O terrazze ! Terrazze da cui lo spazio ha preso slancio. O navigazione aerea !"





Rome, villa Médicis, San Vittorio, lundi 26 janvier, 10 heures et demie du soir. Et le dimanche dans les jardins Boboli sans fleurs. Mais cette citation sous ma plume est toujours fausse. Ce doit être plutôt : Et le dimanche aux Cascine. J’amalgame deux phrases, deux versets des Nourritures. Ce fut dimanche à Boboli, en tout cas, et bien sûr jusqu’au Belvédère. Longtemps, j’ai fait de Florence un mauvais usage. Je parcourais ses rues sombres, m’attristais de ses cours étroites, déplorais son architecture austère, rugueuse à l’âme. Or elle est au contraire la lumière, l’air, l’espace. Il en va d’elle comme de beaucoup de gens, il suffit pour l’aimer d’en sortir un peu. Ce sont les collines qui rendent Florence précieuse entre toutes les villes : qu’elle soit ce qu’elle est, certes, mais qu’on puisse après trois pas y rêver par-dessus les toits, quand elle s’offre au regard dans la paume de la main, depuis les terrasses, les collines, les chemins de la haute ville. 




Le dimanche, tout beau dimanche d’hiver qu’il soit, n’est pas le meilleur jour, bien sûr, pour dépasser Pitti et monter vers le ciel, du côté de San Miniato. Mais j’étais de si bonne humeur que la foule même, pourtant familiale et hinarce au possible, trouvait grâce à mes yeux. J’avais tiré trois coups la nuit d’avant, plutôt gentils chacun. Je pouvais me passer pour un moment d’autres engouements de la chair. D’ailleurs, à peine redescendu parmi les bugnes, les tourelles d’angle et les fenêtres géminées, j’ai rencontré vers la place de la République un aimable Sicilien qui avait tenu la veille, dans une scène d’orgie douce au Crisco, un rôle non négligeable. Nous avons marché côte à côte, parlant d’Agrigente et de Strasbourg, de part et d’autre de l’Arno. Il ne voulait pas me croire : mais jamais Rome n’offrirait rien de pareil, ces faciles accords, cette camaraderie sans empois, ces sourires qui volettent dans la foule, cette reconnaissance de la peau, ces légères accordailles des regards. Tout cela, dit-il, est illusoire. Sans doute. Mais l’illusion suffit au voyageur, quand elle dure autant que lui. Je ne fais que passer. Et mon passage m’enchante. Il y a aussi que mettant le pied en Italie, après les horribles frimas de la France, le gel, le verglas, la boue glacée, nous avons trouvé le printemps. Pas un nuage dans le ciel de Gênes. À Florence, aux terrasses des cafés, on se disputait les tables. Dans les moments où la vie est agréable et facile, où chaque épisode s’enchaîne harmonieusement et vite, élégamment, sans à-coups, sans peine, sans résistance de la matière ni renâclement de l’intendance, je crois toujours être un motif qui court, dans un concerto de Vivaldi. 

Renaud Camus  Vigiles, Journal 1987  Éditions P.O.L, 1989 






Images : en haut, Site Flickr 

au centre, Site Flickr

en bas, Site Flickr



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