Delitto alla Scala (Crime à la Scala) est un roman policier (un giallo, comme disent les Italiens) de Franco Pulcini, publié en 2016 aux éditions Ponte alle Grazie, qui, comme l'indique son titre, se déroule dans le célèbre théâtre milanais que l’auteur connait bien puisqu'il en est le directeur éditorial. L'intrigue se développe autour d'un manuscrit retrouvé, celui de L'Arianna de Monteverdi, dont on sait qu'il ne subsiste qu'un fragment, le fameux Lamento d'Arianna. La Scala s'apprête à ouvrir sa saison, le fameux 7 décembre, jour de la Sant'Ambrogio, avec la première exécution mondiale de cette oeuvre exceptionnelle, quand, un mois avant la date fatidique, le chef d'orchestre chargé de cette création est sauvagement assassiné sur la terrasse du théâtre. Un commissaire d'origine arabo-sicilienne, le perspicace Adul Calì, sera chargé de mener l'enquête au sein de la Scala, dont il va découvrir à cette occasion les mille secrets et intrigues...
L'ouvrage est passionnant à lire, même si l'auteur aurait sans doute pu resserrer un peu plus son texte, parfois exagérément prolixe (plus de quatre-cents pages très denses). Ses connaissances musicologiques et sa fréquentation assidue du milieu de l'art lyrique, à une place stratégique, rendent la lecture encore plus excitante pour tous les passionnés d'opéra et de musique ancienne (on croit vraiment à cette découverte inespérée de L'Arianna, tant les détails qui nous sont fournis sur le manuscrit et les caractéristiques de l'oeuvre sont précis et minutieux). Je propose ici ma traduction de l'incipit du roman, que l'on pourra peut-être lire un jour en français dans son intégralité, si un éditeur veut bien s'y intéresser !
Il n’est pas difficile d’arriver à la Scala. Après avoir donné un coup d’œil au Dôme, il suffit de parcourir la Galerie Victor-Emmanuel sur toute sa longueur oblique. Quand on émerge de ce délire de marbres, la Scala est là, grisâtre, sur la gauche. Elle a une petite tête triangulaire d’où surgit un toit pentu derrière un balcon toujours désert. Autrefois, on la reconnaissait tout de suite comme le théâtre le plus poussiéreux du monde. Maintenant, il a derrière lui un cube grandiose et une ellipse étrange, fruits de la restructuration de 2004.
L’amateur d’opéra qui la voit pour la première fois en vrai est un peu déçu par ses dimensions. On a du mal à croire que sur ces trois étages modestes se soit déroulée une grande partie de l’histoire de l’opéra du dix-neuvième siècle. Les passions de Verdi, les humeurs mélancoliques de Puccini, la gaieté de Rossini, les amours déchirantes de Bellini évoqueraient plutôt une grandeur reflétée dans une architecture exorbitante... Les seuls spectateurs enthousiastes au premier regard sont peut-être les japonais de tailles plus modestes, qui depuis des décennies conservent de la grande Scala des milliards de photographies, qu'ils stockent par la suite dans les ordinateurs restés à les attendre dans leur lointain archipel bien-aimé.
La Scala est surtout belle à l’intérieur. A chaque fois, on a l’impression de pénétrer dans un gigantesque joyau. Dans ces moments-là, on ne fait plus attention aux espaces, mais plutôt à l’impression d’immensité de l’émerveillement. Un tourbillon de médaillons, de dorures, de feuilles, de rubans et d’animaux ailés, étendus sur de brillantes surfaces laquées couleur d’ivoire : on ne voit plus rien — ni les miroirs, les broderies, les étoiles, les chapiteaux corinthiens, les têtes de faune — tant on devient la proie d’une splendeur qui nous enveloppe, les sens troublés par la symphonie des rouges : du cramoisi ombré au rubis sanglant, jusqu’au grenat antique.
Assis au parterre à se remplir les yeux de passé, tout le monde peut remarquer un détail curieux. Suspendu sur la scène, très au-dessus du rideau, il y a une horloge. On dirait un gros œil qui émerge de la pourpre et de l’amarante des drapés de velours et des tapisseries de soie. Un œil blafard, bistré dans les contours dorés des dorures néoclassiques des décors et de la charpente en bois et en stuc. L’Oeil de la Scala est blotti dans l’arrondi d’une couronne de laurier soutenue par deux figures féminines en vol, presque des anges. Que la salle soit plongée dans une obscurité silencieuse, ou placée sous les feux de la lumière artificielle, l’horloge est toujours à son poste pour scruter le parterre et les galeries. Une légende raconte que si le spectacle commence avec un léger retard, un technicien est chargé d’arrêter l’horloge et de la remettre en place après le lever du rideau, quand plus personne ne fait attention à l’heure. C’est une petite entourloupe du grand théâtre, pour signifier de façon ostentatoire qu’il est toujours à la hauteur de sa réputation.
Mais est-on certain que la Scala représente encore cette grandeur que le monde lui attribue de façon unanime ? Du haut du monument qui domine la place située juste en face depuis un lointain 1872, l’année d’Aida, Léonard de Vinci continue à la regarder avec une sombre commisération. Il en a tant vu depuis tout ce temps ! Aura-t-il raison d’être aussi sévère et d'observer avec méfiance ce théâtre surgi à la fin du dix-huitième siècle en plein cœur de Milan ? Et de condamner cet isolement symbolique des centres de pouvoir, qui marqua, depuis son édification, un destin caractérisé par la singularité, l’anarchie tumultueuse, une présomption affichée et une irritante mégalomanie ?
Depuis plusieurs décennies la glorification quotidienne et l'auto-célébration permanente des diverses directions qui s'étaient succédé semblaient excessives, comme une spéculation sur le glorieux passé d'un théâtre ne brillant désormais que grâce aux grands artistes de passage. Sur la Scala pesait de l'extérieur une chape, un sentiment à la fois suffocant et léger, pour lequel on n'avait pas encore inventé un nom. Comment peut-on définir la secrète espérance de voir un jour choir sur un tas de fumier une reine qui impose à ses sujets le rite quotidien de son auto-couronnement ? C'est un sentiment où se mêlent la malveillance humaine et le désir de revanche des exclus. Il y a une grande partie du monde musical italien qu'une inique loi non écrite a relégué dans un rôle de subordonné vis-à-vis de ce théâtre : Conservatoires, Bibliothèques, Concerts, pour ne pas parler des divers autres Théâtres. Quel plaisir subtil de voir un jour la Scala se débattre dans une sale histoire, de la voir sombrer dans une mésaventure qui la dépasse vraiment, de pouvoir goûter l'extinction progressive de sa morgue habituelle, de la contempler tandis qu'elle risque d'être emportée dans un tourbillon d'échecs souillés de bassesses, enlisée dans un bourbier dont elle ne parvient pas à sortir indemne, exposée aux yeux du monde entier à une honte éternelle. Et ils sont tous là, assis au bord du fleuve à attendre le passage du cadavre exquis.
Franco Pulcini Delitto alla Scala Ponte alle Grazie Editore, 2016 (Traduction personnelle)
Images : (1) Site Flickr
(2) Andrea Contri (Site Flickr)
(3) Pat Charles (Site Flickr)
(4) Gianluca Ginnetti (Site Flickr)
Vous voulez dire ; roman policier?
RépondreSupprimerOui, bien sûr, cher ami ! Vous trouvez l'expression inappropriée, trop familière (il me semble que vous l'utilisez également sur votre blog...) ? Ou alors il y a une nuance qui m'échappe entre les deux expressions ; expliquez-moi votre réticence et s'il le faut, je corrigerais volontiers !
SupprimerOh ! C'est une longue histoire (trop longue pour un seul commentaire). Le polar est l'écriture de la grande dépression (Hammett). En réaction à cette période clé de l'histoire us. L'ordre du droit n'est pas bon et le pouvoir est partagé entre des clans mafieux, des politiciens et flics véreux. Seul, le privé à l'ambition de changer les choses, il est le seul à faire encore la différence entre le Bien et le Mal. Il sait qu'il a pas beaucoup de chance de réussir, d'où son dépit. (Il boit, sa femme l'a quitté etc... (Clichés employés de nos jours par des scénaristes incultes pour des séries sans aucun rapport). Dans un roman policier, (type Holmes et Christie) l'ordre du droit est bon, et le flic est chargé de rétablir cet ordre mis en péril par un meurtre.L'individu perturbateur sera évidemment arrêté. Ce qui est dommage de nos jours c'est bien que trop d'écrivains se servent de l'étiquette polar pour écrire de la littérature "blanche". Laissez-nous nos héros !
RépondreSupprimerAh oui, je comprends ; dans l'exemple que je cite, on est en effet clairement du côté du roman policier ! En italien, le terme "giallo" est beaucoup plus englobant !
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