Ce texte d'Antonio Tabucchi a été publié en 1991, dans le numéro 26 de la revue Italienisch. Il a été repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi, paru aux éditions Feltrinelli.
« Va dans le jardin pour chercher un chou, dit sa mère à la jeune fille, on en a besoin pour la soupe. »
La jeune fille sortit de la chaumière en regardant autour d’elle avec
circonspection. Elle n’aimait pas sortir de la maison au coucher du soleil. Les
Allemands avaient occupé les étables et les granges du couvent et à cette
heure-là, il y avait toujours le risque de tomber sur un soldat qui cherche à
l’importuner. Au moment de leur retraite, les nazis avaient fait quelques
prisonniers, des soldats russes et anglo-indiens qu’ils maintenaient
prisonniers dans la réserve de blé. Devant la porte, se trouvait toujours une
sentinelle armée d’une mitraillette et elle n’avait jamais vu les prisonniers.
Pour aller au jardin, elle devait passer devant la réserve.
La jeune fille s’y
dirigea à contrecœur en essayant de se donner du courage. Quand elle passa
devant la sentinelle, elle lui dit bonsoir. L’Allemand marmonna quelque chose
dans sa langue sans faire aucun mouvement.
C’était un petit jardin que son
père, le jardinier du couvent, entretenait avec amour. On y trouvait des choux,
des épinards, des salades et des pommes
de terre. La jeune fille se dirigea vers la rangée des choux. C’étaient de
grosses plantes sombres, de l’espèce des choux frisés. Elle parcourut la rangée
des choux, ne sachant pas lequel choisir. Puis elle en aperçut un bien robuste,
qui curieusement lui sembla plus haut que les autres. C’était ce qu’il lui
fallait. Elle s’était muni d’un couteau pour le trancher, mais la tige était
trop grosse, il était peut-être plus simple de l’arracher avec ses racines.
Elle le saisit par les feuilles et tira, et à sa grande stupeur, le chou lui
resta dans la main sans opposer la moindre résistance. La jeune fille regarda
au sol et elle vit un trou d’un mètre de largeur, recouvert par une couche de
roseaux et de feuilles. Elle déplaça les roseaux avec le pied et aperçut un
homme. C’était un petit homme corpulent avec des traits mongols, qui la fixait
avec des yeux écarquillés. Il portait un uniforme qu’elle ne connaissait pas et
son visage était plein de terre.
« Qu’est-ce que tu fais-là ? » lui demanda la jeune fille. Le mongol leva les bras comme s’il se trouvait devant un ennemi et dit « Italia bella ». Puis il sortit de la poche de sa veste un portefeuille et lui tendit une photographie. La jeune fille l’examina rapidement dans la lumière déclinante du crépuscule. Elle réussit à voir une grande tente de forme arrondie au milieu d’une plaine. Devant la tente, il y avait un homme, celui-là même qui se trouvait devant elle. À ses côtés se trouvait une femme coiffée d’un étrange chapeau qui lui recouvrait les oreilles, et puis, par ordre décroissant de taille, quatre enfants. C’était une photo de famille.
Le soldat porta une main à sa gorge comme s’il voulait s’étrangler
et se mit à sangloter. Il pleurait en silence et ses larmes dessinaient des
sillons clairs sur son visage recouvert de terre. « Qu’est-ce que tu fais,
tu pleures ? », dit la jeune fille, « Ne pleure pas, je t’en
prie, ne pleure pas, sinon je vais pleurer aussi ».
Le soldat frotta ses mains sur son ventre. Puis il ouvrit la bouche en y
introduisant sa main. « Italia bella », dit-il avec un air plaintif.
« Mon Dieu, mais c’est tout ce que tu sais dire ? » s’exclama la
jeune fille. Le soldat frappa de nouveau son ventre comme s’il battait sur un
tambour.
« J’ai compris, j’ai compris », dit la jeune fille,
« tu as faim, mais ce soir, c’est impossible, essaie de tenir jusqu’à
demain, je t’apporterai à manger demain soir, mais tu dois savoir une
chose : si les Allemands te trouvent ici, ils te fusilleront, et ils me
fusilleront aussi. Alors maintenant, bonsoir ! »
« Italia
bella » répéta le soldat. « Va te faire voir ailleurs ! »
répliqua la jeune fille. Pendant plus d'un mois, tous les soirs, elle apporta au
soldat du pain et de la soupe au chou. Jusqu’au moment où les Allemands, en se
retirant vers le nord, abandonnèrent le couvent. Alors le soldat fut accueilli
dans la maison et il y demeura jusqu’à l’arrivée des troupes alliées.
Pendant très longtemps,
Rita n’eut plus aucune nouvelle de ce soldat mongol. Dans les années
soixante-dix, une lettre arriva pour elle au couvent, malgré l’adresse très
approximative qui se trouvait sur l’enveloppe. À l’intérieur, il n’y avait
qu’une photographie. Devant une tente, un homme et une femme âgés, et autour
d’eux leurs enfants et petits-enfants. Rita eut du mal à reconnaître en ce
vieil homme le soldat mongol. Derrière la photographie était écrit :
« Italia bella ».
Antonio Tabucchi Dalle parti della Mongolia (in Viaggi e altri viaggi Feltrinelli Editore, 2010) Traduction personnelle
Images : (1) Tommaso Marchioro (Site Flickr)
(2) Lino Cannizzaro (Site Flickr)
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