Voici un deuxième poème de Jaime Gil de Biedma, extrait du recueil Moralités (1966) et intitulé Albada (Aubade). Je le cite dans une traduction personnelle ; les lecteurs curieux pourront comparer avec la traduction de William Cliff que l'on trouvera plus bas, juste avant le texte original en espagnol :
Réveille-toi. Le lit est plus froid
et les draps sales par terre.
Derrière les vitres de la véranda
l'aube se lève,
avec sa couleur de gabardine
et de jarretelle.
Réveille-toi en pensant vaguement
que le portier de nuit à appelé.
Et écoute dans le silence : au loin
on entend le bruit métallique des tramways
qui se succèdent pour emmener les gens au travail.
Les fleurs coupées vont s'amonceler
dans les kiosques des Ramblas,
et les oiseaux chanteront — ces crétins —
dans les platanes, en observant
la triste humanité qui va au lit
alors que l'aube se lève.
Rappelle-toi la chambre où tu as dormi.
Enfonce ta tête dans les coussins,
en retrouvant l'irritation et le froid
que procurent l'aube
près du corps qui nous plaisait tant
la nuit d'avant,
et pense qu'il faudrait te lever.
Pense à la maison encore dans le noir
où tu rentreras pour te changer,
et au bureau, où il faudra lutter contre le sommeil,
et à toutes les autres choses qui s'annoncent
Même si à côté de toi tu entends le murmure
d'un autre souffle. Même si tu cherches
ce reste de chaleur entre ses cuisses
et qu'à moitié endormi tu le sens frissonner.
Même si l'amour n'est pas moins doux
quand on le fait à l'aube.
— Près du corps qui cette nuit me plaisait
si nu, laisse-moi allumer la lumière
pour nous regarder et nous embrasser
à l'aube.
Parce que je connais la journée qui m'attend,
et qu'elle n'a rien de plaisant.
Jaime Gil de Biedma Moralités (1966)
(Traduction personnelle)
ce reste de chaleur entre ses cuisses
et qu'à moitié endormi tu le sens frissonner.
Même si l'amour n'est pas moins doux
quand on le fait à l'aube.
— Près du corps qui cette nuit me plaisait
si nu, laisse-moi allumer la lumière
pour nous regarder et nous embrasser
à l'aube.
Parce que je connais la journée qui m'attend,
et qu'elle n'a rien de plaisant.
Jaime Gil de Biedma Moralités (1966)
(Traduction personnelle)
La traduction de William Cliff (in Un corps est le meilleur ami de l'homme, Anatolia / Éditions du Rocher, 2001) :
Le texte original du poème :
Albada
Despiértate. La cama está más fría
y las sábanas sucias en el suelo.
Por los montantes de la galería
llega el amanecer,
con su color de abrigo de entretiempo
y liga de mujer.
Despiértate pensando vagamente
que el portero de noche os ha llamado.
Y escucha en el silencio : sucediéndose
hacia lo lejos, se oyen enronquecer
los tranvías que llevan al trabajo.
Es el amanecer.
Irán amontonándose las flores
cortadas, en los puestos de las Ramblas,
y silbarán los pájaros — cabrones —
desde los plátanos, mientras que ven volver
la negra humanidad que va a la cama
después de amanecer.
Acuérdate del cuarto en que has dormido.
Entierra la cabeza en las almohadas,
intiendo aún la irritación y el frío
que da el amanecer
junto al cuerpo que tanto nos gustaba
en la noche de ayer,
y piensa en que debieses levantarte.
Piensa en la casa todavía oscura
donde entrarás para cambiar de traje,
y en la oficina, con sueño que vencer,
y en muchas otras cosas que se anuncian
desde el amanecer.
Aunque a tu lado escuches el susurro
de otra respiración. Aunque tú busques
el poco de calor entre sus muslos
medio dormido, que empieza a estremecer.
Aunque el amor no deje de ser dulce
hecho al amanecer.
— Junto al cuerpo que anoche me gustaba
tanto desnudo, déjame que encienda
la luz para besarte cara a cara,
en el amanecer.
Porque conozco el día que me espera,
y no por el placer.
Jaime Gil de Biedma
Images : (1) Site Flickr
(2) Jordi Miralles (Site Flickr)
(3) Site Flickr
(4) Week-end, film d'Andrew Haigh
Images : (1) Site Flickr
(2) Jordi Miralles (Site Flickr)
(3) Site Flickr
(4) Week-end, film d'Andrew Haigh
Dans votre traduction plus que dans celle de W.Cliff, j'entends une solitude, un monologue alors que l'autre, encore là n'est déjà plus, face à l'aube qui annonce un nouveau jour pas facile. Comme il n'y a pas la pensée de retrouvailles le soir, cet amour-là fait penser à une rencontre éphémère dont il ne restera que ces draps froids et sales et le souvenir d'une tendresse de passage.
RépondreSupprimerUn monologue certes, mais vous avez remarqué que Biedma utilise le "tu" et à la fin le "je", comme s'il y avait deux voix distinctes, ou peut-être une sorte de monologue intérieur dissocié ("Réveille-toi" au début et à la fin "Laisse-moi"). Il y a en effet ici l'idée d'une rencontre éphémère, à laquelle l'aube va mettre fin, comme une sorte de parenthèse sur laquelle le poète s'arrête un moment pour la célébrer ("Aubade"), de façon à la fois élégiaque et sarcastique.
SupprimerSur la différence entre les deux traductions, je ne perçois pas vraiment cette accentuation de la solitude dans la mienne, il me semble qu'elle est aussi très présente chez Cliff ; je dirais plutôt que j'ai essayé d'être plus littéral alors que Cliff s'écarte souvent de la lettre du poème pour de nombreuses embardées vers un lyrisme qui lui est personnel (voir par exemple la dernière strophe). Il y a aussi des passages qui me laissent perplexe, comme dans la première strophe "liga de mujer" (une jarretière ou jarretelle) qui devient "la glu féminine", cela en dit peut-être long sur l'inconscient du traducteur, si l'on voulait faire de la psychanalyse sauvage... Il faut dire aussi que je suis beaucoup moins familier de l'espagnol que de l'italien, et ma traduction reste donc très précautionneuse.
Cette impression de solitude ? Peut-être justement à cause des deux dernières strophes.
Supprimer"Même si tu cherches" répété 3 fois dans l'un ("Bien que" "Pense" dans l'autre W.C). La parole est plus intérieure chez vous.
"Ah, laisse-moi" répété dans l'un(W.C). "laisse-moi", une seule fois, comme une prière discrète après l'offrande au corps de l'amant, chez vous.
Dans votre traduction, sa parole intérieure l'habite et ses pensées sont à fleur de peau, intimes. Plus de distance chez W.Cliff. Un désir de la forme, de l'incantation.
En fait, la différence vient du fait que je suis plus littéral : par exemple, Cliff reprend "laisse-moi" dans la dernière strophe alors qu'il n'est cité qu'une fois dans le texte espagnol ("dejame"), et j'ai remplacé "aunque" ("bien que") par l'équivalent "même si", répété trois fois comme dans le texte original...
SupprimerC'est passionnant !
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