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mercredi 13 septembre 2017

[Antonio]




L'un des événements éditoriaux de cette année en Italie est la parution (à l'occasion du quarantième anniversaire de la mort du poète) d'un volume de la collection I Meridiani (la Pléiade italienne) regroupant l’œuvre intégrale de Sandro Penna : ses poèmes, les textes en prose (avec de nombreux inédits) et des pages de journal éditées pour la première fois. C'est un très beau travail d'édition, réalisé par Roberto Deidier et Elio Pecora, ami et biographe de Penna, sûrement le plus grand spécialiste de son œuvre. On espère que cela stimulera un peu les éditeurs français et que l'on pourra bientôt lire en français ce très grand poète, puisque pour le moment seule une partie infime de son œuvre est disponible en traduction (chez Grasset, dans la collection Cahiers rouges, quelques poèmes choisis et traduits par Dominique Fernandez (hélas sans le texte original en regard) et un volume de textes en prose : Un peu de fièvre, traduit par René de Ceccatty ; tout cela représente environ un quart de l’œuvre de Penna, c'est quand même bien peu !). 

Je propose ici l'un des textes en prose publié dans la section Autres récits, et jamais traduit en français : [Antonio], sans doute écrit dans les années soixante ; on y retrouve la tonalité si particulière de Penna, nostalgique, douloureuse, allusive, attentive à la sensation et à l'instant, éloignée de tout pathos. J'ai essayé de restituer en français la parataxe du texte original, avec ses asyndètes et son utilisation irrégulière de la ponctuation, y compris dans les dialogues ; tout cela donne l'impression d'une accélération de la narration proche du flux de conscience dans un monologue intérieur. On remarquera aussi le dédoublement étrange de l'auteur et du narrateur, qui parle de "Sandro" comme s'il s'agissait d'une autre personne...

Fatigué affligé lassé j’étais ce soir-là, j’avais l’impression en regardant les visages des passants que toute vie s’était arrêtée comme par enchantement, et que les gens écrasés par leurs préoccupations ne pensaient plus qu’à travailler à accumuler de l’argent  par un sentiment de rébellion contre eux-mêmes et par égoïsme envers leur prochain. Mais ce n’était pas mon cas, je suis toujours à la recherche du frisson de choses nouvelles de distractions. Et pourtant ce soir-là j’avais une grande envie d’évasion de ne plus éprouver toutes les angoisses les désirs de richesse. Ils m’agaçaient ce n’était pas des désirs nobles la soif d’argent l’instinct de supériorité. J’avais eu envie de me promener dans le centre de la ville. Peut-être pour y rencontrer une joyeuse compagnie qui me fasse oublier mes tracas ? peut-être un ami qui me donnerait un peu d’argent ? je ne sais pas. 




J’allais à l’aventure. Un petit vent léger et parfumé caressait la ville comme un souffle d’oubli. J’aimais sentir sur mon visage  ce précieux don de la nature. Saisi par la tristesse la plus désespérée je décidai soudain de rentrer tout de suite chez moi. Et aussitôt je me dirigeai d’un pas rapide vers le tramway. En longeant la majestueuse fontaine de la place de la République, illuminée a giorno, laissant mon regard s’attarder sur ce merveilleux spectacle je vis assis sur le parapet qui entoure la fontaine, deux jeunes gens avec le regard absent. Deux garçons venus de la banlieue, pensai-je, de ceux qui viennent en ville sans même pouvoir se payer le tram pour rentrer chez eux avec l’espoir de tomber sur un ami qui pris de compassion décide de les aider. Si c’est bien ça, me dis-je, il y en a un qui est beau mais l’autre pas vraiment. Je les avais dépassés d’à peine deux mètres quand j’entendis murmurer mon nom. Je me retournai et l’un des deux s’approcha de moi en souriant qu’est-ce que vous voulez ? lui dis-je aussitôt. Tu ne me reconnais pas ? Je le fixai un instant et je le reconnus immédiatement. Salut Antonio comment vas-tu et tout en lui disant cela je lui tendis la main qu’il serra chaleureusement en signe d’affection. Une veste de sport marron à carreaux, une chemise blanche au col ouvert, des pantalons gris de flanelle, et des chaussures noires qui complétaient sa tenue sportive. 




J’eus aussitôt l’impression de me trouver non plus devant l’adolescent ingénu d’il y a quelques années qui s’enthousiasmait pour un rien, et qui s’émerveillait quand on lui racontait une aventure stupide. Maintenant il ressemblait à un jeune homme, avec le visage ovale d’un brun sombre en parfait accord avec sa physionomie, des yeux noirs vifs et pénétrants toujours mobiles, le tout encadré par des cheveux frisés d’un noir d’ébène avec une petite mèche rebelle sur le front qui lui donnait un air encore plus vigoureux. Tu es beau, lui dis-je, si Sandro te voyait, tu le ferais devenir fou. Il hésita en souriant à peine, et répondit : Tu ne l’as plus vu ? Il y a à peu près une semaine nous avons parlé pendant trois heures dont deux et demi à propos de toi. Antonio, Sandro ne t’oublie jamais, il t’a aimé et il t’aime encore. Il serra les lèvres et mit un doigt devant sa bouche pour signifier qu’il ne fallait pas se faire entendre de son ami. Alors juste avec les yeux. 

Je compris tout de suite que ce n’était pas seulement un ami, mais quelque chose de plus. J’en eus la certitude quand je lui demandai qui était ce garçon et qu’il me répondit : mon cousin. Tu as une cigarette ? me dit-il ; comment ? tu n’as pas d’argent ! m’exclamai-je. Je n’ai pas un sou. Mais tu ne travailles pas ? Oui je travaille et le soir je m’entraîne à la salle de sport, tu as vu mes muscles ! et tout en disant cela il palpait ses biceps. Je te crois pas la peine de toucher, on voit bien que tu es costaud mais alors si je rencontre Sandro qu’est-ce que je dois lui dire ? Salue-le de ma part. Je lui offris une cigarette j’en pris une autre pour moi et on les alluma.

Sandro Penna  Altri racconti (in Opere, I Meridiani, Mondadori 2017) Traduction personnelle





Le texte original (cliquer sur l'image pour l'agrandir)




Images : (1) et (3) Santiago Perez Campos  (Site Flickr)

(2) Pino D'Amico  (Site Flickr

(3)  Josh Griffiths  (Site Flickr

 




La traduction de Dominique Fernandez

1 commentaire:

  1. Ce qui me touche dans ce texte, c'est cette solitude, ces êtres qui se frôlent emmurés dans leurs vie. Une nuit d'une beauté rare (photos) et un solitaire à la recherche d'une présence chaleureuse. Alors la nuit inhospitalière devient un écrin vide.

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