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mercredi 9 août 2017

Sans gloire (Senza gloria)




C’est une sale histoire que nous raconte Éliane Patriarca dans son livre Amère libération, une de celles qu’on aimerait bien oublier, quitte à faire une entorse au pourtant sacro-saint "devoir de mémoire", et le silence médiatique qui entoure la sortie de cet ouvrage semble d’ailleurs confirmer cette impression... De quoi est-il question ? De ce que l’on appelle en Italie les marocchinate, autrement dit les viols, les exactions, les assassinats commis par le corps expéditionnaire français, le CEF, commandé par le maréchal Juin, composé principalement par les goumiers, ces farouches (et souvent héroïques, ne l’oublions pas) soldats marocains venus de l’Atlas et du Rif.




Leur mission était périlleuse : prendre à revers les défenses allemandes en contournant la fameuse ligne Gustav qui coupait l’Italie en deux dans sa largeur, de Gaeta sur la mer Tyrrhénienne, jusqu’à l’Adriatique, par-dessus les Apennins, avec au centre du dispositif la ville de Cassino, dans la région de la Ciociaria. 


Carte extraite de l'ouvrage d’Éliane Patriarca

Ce sera en mai 1944 la bataille du Garigliano ou quatrième bataille de Cassino. « Les combats avec les Allemands sont terribles, écrit Éliane Patriarca, et c’est seulement à la tombée de la nuit que les troupes coloniales françaises parviennent à entrer dans le village. Les soldats occupent les maisons désertées. A peine la nouvelle de l’arrivée des libérateurs se répand-elle que les habitants en liesse, persuadés qu’enfin la guerre est terminée, courent à leur rencontre. Mais ce ne sont pas les "Américains" qu’ils découvrent, ce sont I Neri, les Noirs, des soldats à la peau sombre, en djellaba de laine marron striée de blanc, turban et sandales. Il s’agit notamment des goumiers, composant l’infanterie de montagne française. Durant les quatre jours qui suivent, les goumiers, i diavoli, s’acharnent sur les habitants, surtout sur les femmes, avec une furie inhumaine. » C’est cela qui frappe surtout dans l’horreur des marocchinate : la liesse des populations libérées de l’occupation allemande qui se heurte à des "libérateurs" plus féroces encore que les Allemands. 




L’une des victimes raconte d’ailleurs cela dans un documentaire intitulé Solo silenzio (Seulement le silence), et diffusé par la Rai en 2004 (on peut en voir ci-dessous quelques photogrammes) : « On attendait les Américains, le chocolat et la gomme à mâcher, et on est s’est retrouvés face à l’enfer. » Ceux que l’on s’apprêtait à fêter s’introduisent dans les maisons des paysans qu’ils pillent tandis que les femmes jeunes ou âgées, les fillettes, mais aussi les hommes et les enfants sont violés ou exécutés sur le champ quand ils cherchaient à s’opposer à ce stupéfiant déferlement de sauvagerie, qui fera dire aux habitants de Lenola qu’ils avaient plus souffert en trois jours avec les soi-disant libérateurs qu’en neuf mois d’occupation allemande. Les goumiers ont certes vaincu avec péril, et il n’est pas question de nier leur ardeur et leur vaillance au combat, mais ils ont triomphé sans gloire !


 "Ils m'ont emmené et ils ont abusé de moi"

 "Cette jeune fille, ils en ont fait un chiffon"

 "Ils se sont acharnés sur elle, au point qu'elle ne pouvait même plus parler..."

 "Ils se relayaient, on était livrés à nous-mêmes, sans aucun moyen de fuir..."

Éliane Patriarca, dont la famille est originaire de cette région de la Ciociaria, refait dans son livre le parcours de ces bourgades suppliciées : Vallecorsa, Lenola, Campodimele, Esperia, Pontecorvo, Venafro, à la recherche des traces de cette tragédie effacée des livres d’histoire : « Née en France mais originaire de Ciociaria, la région où les femmes — mais pas seulement — avaient été massacrées par les "libérateurs" français, c’était une quête personnelle, subjective que je voulais entreprendre. Je souhaitais me laisser guider par les habitants des villages concernés pour m’approcher au plus près de ce qu’avaient pu vivre mes parents cette année-là. » Évidemment, les témoignages directs sont difficiles à recueillir aujourd’hui auprès de survivants pratiquement tous nonagénaires, mais il y a la mémoire des descendants et les travaux d’historiens pas toujours professionnels, mais concernés par la question des marocchinate pour des raisons souvent familiales, et qui ont réussi à réunir des documents et des témoignages précieux, que l’auteur cite abondamment dans son ouvrage (on peut par exemple mentionner Sandro Rosato et Antonio Riccio, et en France Julie Le Gac, l’auteur de Vaincre sans gloire, le corps expéditionnaire français en Italie, ouvrage issu de sa thèse de doctorat et publié en 2013 aux Belles Lettres). 
Le bilan humain de ces exactions est en tout cas très lourd : on parle aujourd’hui de soixante mille victimes, et pour ceux qui ont survécu, la vie a été à jamais bouleversée, à cause des maladies vénériennes, des infirmités, des traumatismes enfouis, de la honte intériorisée qui marqueront pour toujours leur existence, bien au-delà des quelques mois qu’ont duré les exactions. 
Et le silence qui a longtemps entouré cette "sale histoire", désormais rompu en Italie, mais pas encore en France, n’a certainement pas été le fardeau le moins lourd à porter pour les victimes, que l’on a même cherché parfois à culpabiliser, en stigmatisant leur comportement trop léger ou leur tendance à l’affabulation (c’est d’ailleurs encore aujourd’hui le point de vue adopté par certains historiens français, comme Jean-Christophe Notin dans son ouvrage sur La Campagne d’Italie, les victoires oubliées de la France, paru chez Perrin). Pourtant, dès 1957, Alberto Moravia avait parlé des marocchinate dans son roman La Ciociara, et Vittorio De Sica avait tourné une séquence édulcorée mais tout de même signifiante dans l’adaptation filmée du roman en 1960. Mais cela n’a pas suffi pour mettre en lumière des faits que l’on voulait maintenir prudemment dans l’ombre et le déni.


 Une scène de La Ciociara de Vittorio De Sica, avec Sophia Loren

Plaque de bronze rappelant le souvenir des marocchinate, à Campodimele

Aujourd’hui, en France, l’heure est à la célébration (légitime, il va sans dire) de l’héroïsme des troupes coloniales et de la part décisive qu’elles ont prises dans la libération de la France et des pays tombés sous le joug nazi, et le film Indigènes, tourné essentiellement pour défendre la (juste) cause de la revalorisation des pensions des anciens combattants du CEF, est l’exemple type de cette vision unidimensionnelle que l’on veut imposer, et l’on chercherait en vain dans cette fiction ne serait-ce qu’une allusion aux pillages et aux exactions commis dans la réalité par les héros dont on nous présente la geste édifiante (le film n’est d’ailleurs jamais sorti dans les salles de cinéma en Italie), mais l’Histoire réclame la vérité, le scrupule dans l’évocation des faits ainsi que le refus de tout révisionnisme, et c’est la raison pour laquelle l’ouvrage d’Éliane Patriarca est essentiel et doit absolument être lu.







Image du titre : monument à la Mamma Ciociara, érigé en 1964 à la mémoire des victimes des marocchinate, à Castro dei Volsci  (Site Flickr)

3 commentaires:

  1. Réponses
    1. C'est un sujet délicat, et l'on voit bien de quel côté il peut être exploité et instrumentalisé aujourd'hui, mais ce n'est pas une raison pour le taire ou le nier comme on le fait encore en France ; le livre d’Éliane Patriarca trouve à mon avis la bonne distance pour aborder le sujet, et c'est pour cela qu'il mérite d'être lu, mais encore une fois, je ne peux que constater le silence médiatique (presque) complet qui entoure sa parution...

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    2. Vous avez eu raison de faire une place à ce livre. Je n'ose imaginer ce que ces femmes ont vécu...

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