C’était une nuit d’été, plus précisément celle du dix-huit août 1978, dans le port de Cavallo, une petite île entre la Corse et la Sardaigne. Cette nuit-là, en rejoignant son yacht, le prince Victor Emmanuel de Savoie, héritier en exil de la couronne d’Italie, s’aperçoit que l’on a sans sa permission emprunté son Zodiac. Les responsables sont sans doute un groupe de riches et bruyants Italiens que le prince a déjà remarqué et qu’il n’apprécie guère. Furieux, il se saisit d’un fusil et tire à deux reprises en direction du groupe de malotrus.
Au même moment, un jeune touriste allemand de dix-neuf ans, Dirk Hamer, dort dans une barque amarrée à proximité ; il sera atteint par un projectile. Transporté à Porto-Vecchio, puis dans un hôpital de Marseille, il faudra l'amputer d’une jambe. De nombreuses complications surviendront et d’autres opérations auront lieu en Allemagne, à l’hôpital d’Heidelberg. Dirk Hamer mourra quatre mois plus tard, à la suite d’un terrible calvaire.
Le prince italien restera en prison quelques semaines à Ajaccio, puis il sera libéré dans l’attente de son procès. Le parcours judiciaire, long et tortueux, s’achèvera treize ans plus tard : le prince sera finalement acquitté, avec une amende légère pour port d’armes abusif. L’affaire connaîtra un rebondissement inattendu en 2006, quand le prince, finalement autorisé à rentrer en Italie, sera brièvement incarcéré pour une sombre affaire de corruption et de jeux de casino truqués (l’affaire s’est conclue par un non-lieu). Dans une conversation (enregistrée) avec ses camarades de cellule, le prince reconnait au passage que, dans l’affaire de Cavallo, il a réussi à berner tout le monde (« Anche se avevo torto, devo dire che gli ho fregati. » «Même si j'avais tort, je dois dire que je les ai bien eus.»)...
Dans un recueil de nouvelles qui vient de paraître en Italie, Non saremo confusi per sempre (Nous ne serons pas perdus pour toujours), le jeune romancier Marco Mancassola se souvient de cette histoire. Dans la nouvelle intitulée, Un principe azzurro (Un prince charmant), il imagine qu’une troupe de comédiens revient sur l’île de Cavallo pour y monter un spectacle inspiré par le drame. Mais comme on le verra dans l’extrait que je cite ici, dans une traduction personnelle, la fiction parviendra cette fois-ci à bouleverser la réalité :
Le soir du spectacle, quelques autres barques arrivèrent dans la baie. Il y avait des journalistes et des amis de Claudio. Même avec ce renfort, le public était plutôt réduit. Tobias, Chiara et moi étions sur la plage, un peu tendus, tandis que la lune montait dans le ciel comme un œil curieux. L’installation semblait rudimentaire, il n’y avait même pas une vraie scène, mais en fait, cette simplicité n’était qu’apparente. Le son, par exemple, était un problème dans un pareil contexte. Il y eut donc des problèmes techniques qui retardèrent le début du spectacle, nous laissant dans l’attente jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Pour distraire le public, ce cher Vincent trouva judicieux de sortir son appareil stéréo, et il proposa de nous faire entendre quelque chose... Personne ne protesta. Nous étions déjà tous ailleurs, captivés, hypnotisés en songeant à la représentation qui allait avoir lieu. Peut-être aussi effrayés, comme des participants à une séance de spiritisme.
Le spectacle tout entier se déroulait dans des barques, chaque acteur se tenant en équilibre au bord de l’embarcation, tandis que le public suivait tout cela depuis la plage, muet, debout, comme l’étaient les témoins du drame qui s’était déroulé trente ans auparavant. La source principale de lumière arrivait de la plage ; elle provenait des phares d’une automobile.
Les faits étaient racontés à rebours, en partant de l’arrestation du prince en 2006 pour ensuite reculer plus loin dans le temps. Chaque scène se déroulait comme une anticipation, et nous remontions progressivement à l’origine de ce que nous venions à peine de voir.
Une brise humide commença à monter de l’eau. Les quelques personnes présentes sur la plage se rapprochèrent les unes des autres, sans détacher les yeux de ce qui se passait dans les barques. Les personnages n’avaient pas de nom, il étaient réduits à leur propre rôle : le prince, le jeune homme, le père de la victime.
C’était presque l’aube quand arriva la dernière scène. Une lueur intense, électrique et mélancolique, commença à éclaircir l’horizon, tandis que les constellations pâlissaient dans le ciel, et que retentissait le coup de fusil du prince. Il devait sûrement s'agir d'une arme chargée à blanc ; pourtant le fracas déchira le silence de la baie, et, sur la plage, nous fit sursauter, tandis qu'un frisson nous courait sur la peau. C’est à ce moment-là, à cet instant précis, que tout le monde comprit.
La fin avait été changée. Même les acteurs paraissaient surpris. Claudio, notre metteur en scène, avait gardé jusque là le secret sur ses intentions.
Après le coup de feu, le jeune homme se leva sur la barque, vivant, le corps intact, la peau étincelante dans la lumière de l’aube. Il sauta d’un bond dans la barque où se trouvait le prince, lui adressa un sourire et tendit la main vers lui pour lui rendre un gros projectile doré.
Il jeta un dernier regard vers nous. Le jeune homme monta dans un canot, détacha les amarres et s’éloigna vers le large. Quand je compris ce qui était en train de se passer... Quand je compris qu’il s’en allait, libre, vivant pour l’éternité, je courus vers le rivage en tremblant. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. J’aurais voulu lui hurler de revenir, et en même temps, j’avais envie de lui dire de partir très loin, loin de nous et de notre souffrance. Loin de nous et de notre réalité. Loin, très loin de notre royaume perdu.
Marco Mancassola Non saremo confusi per sempre Ed. Einaudi, 2011 (Traduction personnelle)
Le prince italien restera en prison quelques semaines à Ajaccio, puis il sera libéré dans l’attente de son procès. Le parcours judiciaire, long et tortueux, s’achèvera treize ans plus tard : le prince sera finalement acquitté, avec une amende légère pour port d’armes abusif. L’affaire connaîtra un rebondissement inattendu en 2006, quand le prince, finalement autorisé à rentrer en Italie, sera brièvement incarcéré pour une sombre affaire de corruption et de jeux de casino truqués (l’affaire s’est conclue par un non-lieu). Dans une conversation (enregistrée) avec ses camarades de cellule, le prince reconnait au passage que, dans l’affaire de Cavallo, il a réussi à berner tout le monde (« Anche se avevo torto, devo dire che gli ho fregati. » «Même si j'avais tort, je dois dire que je les ai bien eus.»)...
Dans un recueil de nouvelles qui vient de paraître en Italie, Non saremo confusi per sempre (Nous ne serons pas perdus pour toujours), le jeune romancier Marco Mancassola se souvient de cette histoire. Dans la nouvelle intitulée, Un principe azzurro (Un prince charmant), il imagine qu’une troupe de comédiens revient sur l’île de Cavallo pour y monter un spectacle inspiré par le drame. Mais comme on le verra dans l’extrait que je cite ici, dans une traduction personnelle, la fiction parviendra cette fois-ci à bouleverser la réalité :
Le soir du spectacle, quelques autres barques arrivèrent dans la baie. Il y avait des journalistes et des amis de Claudio. Même avec ce renfort, le public était plutôt réduit. Tobias, Chiara et moi étions sur la plage, un peu tendus, tandis que la lune montait dans le ciel comme un œil curieux. L’installation semblait rudimentaire, il n’y avait même pas une vraie scène, mais en fait, cette simplicité n’était qu’apparente. Le son, par exemple, était un problème dans un pareil contexte. Il y eut donc des problèmes techniques qui retardèrent le début du spectacle, nous laissant dans l’attente jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Pour distraire le public, ce cher Vincent trouva judicieux de sortir son appareil stéréo, et il proposa de nous faire entendre quelque chose... Personne ne protesta. Nous étions déjà tous ailleurs, captivés, hypnotisés en songeant à la représentation qui allait avoir lieu. Peut-être aussi effrayés, comme des participants à une séance de spiritisme.
Le spectacle tout entier se déroulait dans des barques, chaque acteur se tenant en équilibre au bord de l’embarcation, tandis que le public suivait tout cela depuis la plage, muet, debout, comme l’étaient les témoins du drame qui s’était déroulé trente ans auparavant. La source principale de lumière arrivait de la plage ; elle provenait des phares d’une automobile.
Les faits étaient racontés à rebours, en partant de l’arrestation du prince en 2006 pour ensuite reculer plus loin dans le temps. Chaque scène se déroulait comme une anticipation, et nous remontions progressivement à l’origine de ce que nous venions à peine de voir.
Une brise humide commença à monter de l’eau. Les quelques personnes présentes sur la plage se rapprochèrent les unes des autres, sans détacher les yeux de ce qui se passait dans les barques. Les personnages n’avaient pas de nom, il étaient réduits à leur propre rôle : le prince, le jeune homme, le père de la victime.
C’était presque l’aube quand arriva la dernière scène. Une lueur intense, électrique et mélancolique, commença à éclaircir l’horizon, tandis que les constellations pâlissaient dans le ciel, et que retentissait le coup de fusil du prince. Il devait sûrement s'agir d'une arme chargée à blanc ; pourtant le fracas déchira le silence de la baie, et, sur la plage, nous fit sursauter, tandis qu'un frisson nous courait sur la peau. C’est à ce moment-là, à cet instant précis, que tout le monde comprit.
La fin avait été changée. Même les acteurs paraissaient surpris. Claudio, notre metteur en scène, avait gardé jusque là le secret sur ses intentions.
Après le coup de feu, le jeune homme se leva sur la barque, vivant, le corps intact, la peau étincelante dans la lumière de l’aube. Il sauta d’un bond dans la barque où se trouvait le prince, lui adressa un sourire et tendit la main vers lui pour lui rendre un gros projectile doré.
Il jeta un dernier regard vers nous. Le jeune homme monta dans un canot, détacha les amarres et s’éloigna vers le large. Quand je compris ce qui était en train de se passer... Quand je compris qu’il s’en allait, libre, vivant pour l’éternité, je courus vers le rivage en tremblant. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. J’aurais voulu lui hurler de revenir, et en même temps, j’avais envie de lui dire de partir très loin, loin de nous et de notre souffrance. Loin de nous et de notre réalité. Loin, très loin de notre royaume perdu.
Marco Mancassola Non saremo confusi per sempre Ed. Einaudi, 2011 (Traduction personnelle)
Images : en haut, portrait de Dirk Hamer
(2) : Jacques Froissant (Site Flickr)
(3) : Eli (Site Flickr)
en bas, Federico Novaro (Site)
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