Un nouvel extrait de l'inépuisable roman d'Alexis Curvers Tempo di Roma. Il ne faut pas perdre de vue en le lisant que l'auteur écrit cela au début des années cinquante ; j'ai bien peur que ce "principe secret" de la distance idéale se soit un peu perdu dans la Rome d'aujourd'hui, et que les Romains aient fini par égarer cet "étalon d'or" qu'ils ont pourtant longtemps gardé fort précieusement...
À Rome, l’étendue et la forme étaient ce qu’elles étaient. Nul mirage n’y tremble autour des pierres et l’on y foule en paix des chemins mesurables. Tout se compose et s’organise selon le vœu de la nature sincère. Rome ne m’a pas désespéré comme l’ont fait à quelque moment toutes les autres villes. J’y trouvais toujours accueil et réponse, profonde satisfaction de l’âme. Même quand j’y traînais ma fatigue, elle s’ouvrait à moi comme un livre intelligible, dont je n’avais qu’à tourner les pages pour que se dissipât ma détresse.
Cette vertu ne tenait pas seulement aux pensées que j’y puisais avec un bonheur toujours nouveau, mais à l’aspect du livre lui-même, à la noble clarté de l’écriture, à la justesse ravissante de la mise en pages. Jamais imprimeur n’a plus sûrement calculé marges et interlignes pour le repos des yeux que les bâtisseurs de Rome n’ont ménagé, pour l’apaisement du cœur, ces vides, ces intervalles dont j’ai parlé, ces plans neutres mais indispensables qui me donnaient à la fois la sensation la plus exacte et le plus exquis sentiment des distances. J’entends le mot dans sa double acception : si je parcourais sans ennui, grâce à leur variété si bien ordonnée, les distances même considérables qui alternaient avec les hauts lieux, je percevais avec un égal plaisir cette distance immatérielle qui dans Rome unit autant qu’elle isole, ainsi que les choses, les êtres.
Les relations humaines m’y étaient douces, parce que la familiarité même en était tempérée par une sorte de retrait et de respect qui préservait la solitude et l’indépendance de chacun. Dans les contacts parfois fâcheux que j'avais à subir, une discrétion polie, le souci des formes et un art consommé de l’esquive m’épargnaient toujours le pire, c’est-à-dire le déballage des arrière-pensées ; celles –ci, à ne se traduire que dans les actes, perdaient beaucoup de leur vulgarité. Et dans les contacts agréables il subsistait de même un obstacle protecteur qui excluait toute promiscuité gênante. Les gens se coudoyaient sans se bousculer, se comprenaient sans s’expliquer.
Si avancé que je fusse dans l’intimité de Geronima et de Sir Craven, un interstice infranchissable continuait d’assurer entre eux et moi l’aisance et la liberté des échanges. Au plus fort de nos embrassades ou de nos confidences, nous restions pareils à des princes qui, se rencontrant pour la première et dernière fois, sont attentifs à l’impression qu’ils produisent l’un sur l’autre. Cette fière pudeur me plaisait et je m’y conformais volontiers, comme à une règle d’élégance que j’étais surpris de voir s’appliquer à la réalité alors que je l’avais crue, jusqu’ici, limitée au domaine de l’art.
Le premier exemple m’en avait été fourni par mon cher Pinturicchio, peut-être, avec le Caravage, le plus romain des peintres ; entre ses madones, ses anges, ses pontifes et ses jeunes seigneurs, comme entre les petits voyous, les bohémiennes et les spadassins de l’autre, j’avais observé que se maintient cette même distance idéale, aérée, individualiste et liante, qui favorise la communication et l’amitié sans permettre l’empiètement et l’irrévérence, et dont le principe secret, gardé à Rome comme un étalon d’or, me semblait y régir encore, avec les monuments de la beauté, tous les mouvements de la vie.
Images : en haut, grazie a Andrea Martorana (Site Flickr)
Oeuvres de Pinturicchio : (1) Madonna della Pace (San Severino Marche), 1490 circa, dettaglio.
(2) cycle de fresques (1500-1501) (détail) Cappella Baglioni, Santa Maria Maggiore, Spello
(3) cycle de fresques (1505-1507) (détails) Biblioteca Piccolomini, Siena
Oeuvres du Caravage : (1) Le Sacrifice d'Isaac, première version (1597-1598)
(2) Les Tricheurs (1595 circa)
(3) Les Musiciens (1595 circa)
(4) La Vocation de saint Matthieu (détail), (1599-1600)
Tempo di Roma (4) ? Ces œuvres sont d'une beauté époustouflante. Quant à la distance, cette politesse du cœur, elle rayonne dans cet écrit comme l'éclaireur de la sagesse.
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