Note : à l'occasion de la sortie de la traduction française du livre de Maurizio Bettini Contre les racines, aux éditions Flammarion (dans la collection Champs actuel), je republie ici l'article que j'avais écrit à ce propos il y a cinq ans, au moment où le livre était paru en Italie :
Maurizio Bettini, professeur de philologie classique à l’Université de Sienne, vient de publier un petit livre intitulé Contro le radici (Contre les racines, Il Mulino Ed. Collezione Voci, 2012). Il s’agit d’une réflexion polémique, mais très stimulante, sur les thèmes de la tradition, de l’identité et de la mémoire. J’avoue ne pas avoir été convaincu par la manière dont l’auteur critique la métaphore arboricole des "racines", selon lui forcément contraignante pour l’individu puisqu’elle l'enferme dans une identité "verticale", autoritaire et exclusive ; il lui préfère pour sa part la métaphore plus "horizontale" et accueillante des sources, des ruisseaux, des fleuves et des affluents dont les eaux peuvent se répandre et se mêler de façon plus libre.
On comprend bien le sens de cette substitution, qui veut offrir une
vision plus ouverte de l’identité, celle-ci n'étant plus centrée sur la tradition et
l’origine, mais située de façon plus diffuse autour du partage et de l’échange. Il y a tout de même ici le
risque d’une dilution, d’une sorte de fusion dans un ensemble indifférencié que
Bettini ne me semble pas prendre en compte de façon assez nette dans son
raisonnement, tout concentré qu’il est sur sa volonté de critiquer le
déterminisme des racines, et d'en dénoncer les effets pervers. La réflexion qu’il conduit
dans la seconde partie de l’ouvrage m'a semblé beaucoup plus convaincante, puisqu'il s'y arrête sur les paradoxes de la tradition et de la
mémoire aux prises avec une certaine modernité qui, en cherchant à en exalter les mérites, ne parvient en
fait qu’à les occulter, par exemple à travers le développement du tourisme de masse. Je cite ici à ce
propos le dernier chapitre de l’ouvrage :
«Je voudrais conclure ces
réflexions en traitant d’un sujet moins dramatique que le conflit qui a dévasté
le Rwanda à la fin du siècle précédent : le rapport entre le tourisme et
la mémoire culturelle, en prenant comme exemple une visite que j’ai faite il
n’y a pas très longtemps à Corte, en Corse. Cette petite expérience me semble
tout à fait appropriée pour mettre en lumière un autre paradoxe lié au thème de la
tradition et des racines dans la société contemporaine.
Je m’étais rendu à
Corte poussé par la curiosité de découvrir le lieu qui avait été le berceau de
l’indépendance de l’île. C’est en effet dans cette ville qu’a été rédigée la
première Constitution corse, quand Jean-Pierre Gaffori fut élu chef de la nouvelle Nation; après l’assassinat de Gaffori, cette même ville devint la capitale
de la Corse indépendante pendant la période de Pascal Paoli, le héros des
Lumières, l’élève d’Antonio Genovesi et l’homme d’état admiré par Rousseau. Je savais
aussi que c’était à Corte que Paoli avait créé la première imprimerie corse et
installé l’Université de Corse, fermée par la suite, et pour longtemps, par les
Français – en somme, j’imaginais que j’allais découvrir le lieu où la Corse d'aujourd'hui a ses racines, pour utiliser une métaphore bien connue.
Cela n’a pas été exactement le cas.
Je me suis en fait retrouvé dans une petite
ville très touristique (au moins dans sa partie la plus ancienne), dont le
cours et les places principales sont constellés de restaurants qui se veulent
typiques, de boutiques qui vendent des produits alimentaires également
typiques, des couteaux fabriqués en Chine qui portent sur la lame l’inscription
"vendetta corse", des hachoirs et des coupes en bois d’olivier comme on peut en
trouver à Malaga ou à Castellina in Chianti. Sur la place dédiée à Pascal
Paoli, située dans la partie basse de la ville, la statue du héros était entourée de motocyclettes garées n’importe
comment. Dans la partie haute de la ville, la petite place consacrée à Gaffori
était entièrement occupée par les tables et les chaises des divers bars et
restaurants qui l'entourent. Il était même impossible de s’approcher de la
statue du général, dressée au centre de la place ; en fait, on ne
parvenait même plus à la voir : qui s’y serait risqué aurait immanquablement
renversé un parasol, ou écrasé les pieds de quelques innocents Allemands en
train de déguster leurs crèmes glacées. Pendant ce temps-là, un petit train
vert, composé d’une locomotive à la Disney et de petits wagons de plastique,
promenait à travers les ruelles des caravanes de touristes occupés à
photographier tout ce qu'ils pouvaient, sans bien savoir pourquoi. Du
point de vue de la mémoire culturelle, la visite à Corte était plutôt
décevante. Pour en retrouver un écho, il ne restait plus qu’à entrer dans le musée construit à l’intérieur de la citadelle – comme c’est souvent le cas, la
tradition se tenait retranchée derrière une billetterie, des gardiens, des vitrines, des murs.
Je me retrouvais donc face à un authentique paradoxe : un lieu de la mémoire s’était transformé, pour cette raison même, en lieu de l’oubli. On pourrait d’ailleurs observer le même phénomène dans beaucoup d’autres localités italiennes et européennes que la tradition a marquées d’une forte empreinte. Ce qui attirait à Corte les visiteurs, les éloignant un moment de leurs plages estivales, c’était, de façon plus ou moins consciente, l’aura de culture et d’histoire qui entourait cette petite ville. Tout cela aboutissait pourtant à un paradoxe, puisque les conséquences de cette attraction finissaient par aller à l’encontre de la cause même qui l’avait provoquée. Les souvenirs accumulés dans les pierres de la ville, dans les statues érigées à la gloire des héros locaux, dans les impacts que les balles des soldats génois avaient laissés sur les murs de la maison Gaffori, avaient fini par générer autour d’eux un réseau d’activités et une foule de gens qui non seulement ne prêtaient aucune attention à ces souvenirs, mais finissaient même par en occulter la présence derrière une barrière de glaciers, de petits trains et de "vendettas corses" made in China. Avec le tourisme en guise de sage-femme, la mémoire culturelle avait fini par accoucher de son propre oubli.»
Images : en haut, Denis Trente-Huittessant (Site Flickr)
au centre, Jaroslav Mrkvicka (Site Flickr)
en bas, Yves Benoit (Site Flickr)
On peut voir ici une émission de la série Le Storie (Rai Tre) où Maurizio Bettini parle de son ouvrage Contro le radici (en italien, bien sûr).
-Le parti-pris de la Nature? ," comme seule forme et seule raison du mode de l'être" (Léopardi-1821)
RépondreSupprimer-En décrivant ce village "livré" aux touristes, il ne fait que décrire la société dans son état actuel (aucune envie d'appréhender l'histoire, d'apprendre quoi que ce soit, de communiquer avec les autres). Le tourisme, n'est qu'un "résumé", une "concentration" de tout cela.
En fait, le voyageur pressé d'aujourd'hui ne recherche que ces fameux "clichés". Le couteau Corse,par exemple, avec Vendetta. Il y a aussi le parcours "balisé" d'Arezzo ou d'Auvers sur Oise. Mais, rien ni personne ne peut vous empêcher de prendre un autre sentier.
Encore une fois : si l'on veut passer "de l'autre côté du miroir", il faut l'envie et bien entendu du temps.
C'est juste, mais l'avènement du tourisme de masse fait justement que ces "autres sentiers" finissent par être eux-mêmes soigneusement balisés ; l'ailleurs recule et "le divers décroît", comme le disait déjà Segalen il y a un siècle, dans son "Essai sur l'exotisme" : "Le divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C'est donc contre cette déchéance qu'il faut lutter, se battre, – mourir peut-être avec beauté."
SupprimerTout ceci a déjà été très bien dit par Pasolini dans les années soixante-dix, à travers sa critique de l'"omologazione". On s'aperçoit en lisant ou en relisant ses "Ecrits corsaires" et ses "Lettres luthériennes" à quel point il avait été visionnaire...
Cher Emmanuel,
RépondreSupprimerme permettrez-vous de citer un autre livre qui vient de paraître "Les Romans de la Corse" (Angèle et Paul-François Paoli) éd. du Rocher.
Et de ce beau livre, ces deux fragments (signés d'Angèle Paoli) :
"A l'origine, il y a une île, une île rêvée. Désirée, attendue avec impatience, havre de paix et de bonheur, territoire de l'enfance aux saveurs mille fois perdues, mille fois retrouvées. Cette île-là tend un jour à s'éloigner, à disparaître au profit d'autres attentes, d'autres valeurs et d'autres rêves. D'autres îles, forcément lointaines, forcément sauvages, âpres et difficiles d'accès prennent le relais dans l'imaginaire tandis que l'île autrefois ardemment désirée s'évanouit sous le joug réducteur de la vie quotidienne."
(chap.5 - Mirages de l'île ou le jeu des frontières)
"Très souvent, aux abords de l'été, l'attente inquiète de la déferlante des touristes délie les langues. Et fait remonter à la surface la question préoccupante des invasions. Peut-être les Corses ont-ils gardé des envahisseurs du passé une mémoire, toujours prête à s'émouvoir. Avec les raids touristiques de juillet-août, alimentés par les ventres des ferries qui "déjectent" quotidiennement leurs caravanes humaines, l'île ne renoue-t-elle pas avec une forme de "barbarie" d'antan ?(...)
Un vieux Corse, retranché dans le hameau le plus haut perché du village de Barrettali, dans le Cap Corse, méditait en silence. Le regard perdu, il désignait du menton la marine de Ghjottani, en contrebas :
"Regardez ce qu'ils en ont fait ! confiait-il aux marcheuses qui s'étaient arrêtées à ses côtés. Sa voix était emplie de désarroi et de révolte. Cela fait plus de vingt ans que je n'y descends plus ! Ils ont massacré la montagne, couronnée de sa tour ! Son bel équilibre naturel a été détruit, irréversiblement. Et le rocher qui surplombe le petit port est engrillagé pour toujours, depuis qu'ils l'ont fait sauter à la dynamite..."
(chap.7 - Invasions barbares... et autres)
Merci, Christiane, pour ces deux citations. L'ouvrage figure d'ailleurs dans ma liste de lectures pour cet été.
SupprimerOn peut tout de même remarquer que la Corse a plutôt mieux résisté (jusqu'à présent) à la pression touristique et immobilière que sa grande voisine la Sardaigne : il suffit pour s'en rendre compte de faire un tour sur la Costa Smeralda...
Désolé me "m'insérer" dans votre conversation mais la Sardaigne, justement.
RépondreSupprimerNous avons échoué sur cette terre un soir de décembre, les touristes avaient tous étés emportés par un vent du diable. Pourtant,dans un petit restaurant(jouxtant une très modeste station service ..) nous avons dégusté les fameux raviolis sardes (avec un zeste de citron dans la farce à la Ricotta). Des femmes toutes vêtues de noir s'affairaient dans la cuisine. Une vraie vision d'un temps révolu et un souvenir qui ne parvient pas à s'effacer malgré les années.
Je pense que l'homme conservera toujours sa singularité face aux attaques des marchands qui tentent toujours de nous "banaliser" l'existence. Mais, je suis sûrement un rêveur.
Oui, vous avez raison, la Costa Smeralda n'est pas toute la Sardaigne, fort heureusement ! En tout cas, ne soyez pas désolé car toutes les insertions dans les conversations sont ici bienvenues !
SupprimerMerci
RépondreSupprimerConnaissez-vous les poèmes d'Aldo Palazzeschi ?
Si oui, pouvez-vous m'en dire un peu plus sur le personnage qui semble très "en avance" sur son époque.
Palazzeschi est en effet un auteur très singulier ; sa poésie (peu et même pratiquement pas traduite en français) est d'une grande originalité, même si l'on peut y déceler des influences futuristes ou symbolistes (Laforgue, par exemple). Il y a dans ses premières poésies (écrites à vingt ans, avant la première guerre mondiale) beaucoup d'humour, de satire, de jeux sur les sonorités, de dialogues proches de l'absurde. Il ne publiera plus de poésie pendant près de cinquante ans, jusqu'au début des années soixante-dix où paraissent ses derniers recueils (il a plus de quatre-vingts ans) ; ces poèmes-là sont plus mélancoliques.
SupprimerOn trouve ici une émission intéressante de la RAi où sont lus plusieurs poèmes de Palazzeschi, du début et de la fin.
On peut lire ici un choix de poèmes.
J'ai traduit ici deux poèmes de Palazzeschi.
Il est très difficile de se les procurer ; à ma connaissance, il n'existe qu'une seule édition disponible : "Tutte le poesie", dans la collection "I Meridiani" (l'équivalent de la "Pléiade" en France).
Un grand merci pour toutes ces informations!
RépondreSupprimerQuelques années plus tard... Je relis le texte de Maurizio Bettini, et ces commentaires au fil du temps. J'ouvre les liens... et me vient une autre méditation. Avec tous ces brassages, ces unions-désunions, ces exils, ces voyages, ces déménagements, ces guerres et révolutions-éradications, les rites attachés aux morts qui ne le sont plus vraiment, les "racines" de Bettini qui courent à l'horizontale, ne sont-elles pas à l'image des habitants nomades de notre planète ? La mémoire devient lourde. Les massacres du vingtième siècle ont laissé soigneusement dans l'oubli ceux qui ont failli, trahi, tué, torturé. Les descendants essaient de vivre avec d'autres périls effrayants, de survivre, de générer du bonheur provisoire, là où ils sont plantés pour un temps. Des êtres sans mémoire ou qui s'en inventent. Des vies plus longues (sciences) qui peuvent devenir des vies plus courtes en un éclat de bombe ou de kalachnikov. Les dieux fatigués ont déserté les rêves des hommes.
RépondreSupprimerMême la terre étouffe sous la pollution et les continents crachent leurs séismes et tsunamis à la face d'un monde désorienté.
Dans le film de fiction "La Planète des singes" (Planet of the Apes) réalisé par Franklin J. Schaffner, (sorti en 1968), la dernière scène montre les rescapés arrivant dans un New York ensablé et en ruines, vestiges d'une guerre mondiale atomique. Y a-t-il des racines à Hiroshima et Nagasaki ?
http://finestagione.blogspot.fr/2016/12/e-natali-cest-noel.html
RépondreSupprimerMerci pour la vignette.
RépondreSupprimerBon Noël à vous, chère (et fidèle) Christiane !
SupprimerNoël, sans vous, c'est impossible !
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