30 janvier [1990] — Le jour baissait, les portes du Luxembourg étaient fermées. Restaient les jardins de l'Observatoire. J'avais travaillé toute la journée et je voulais marcher un peu. C'est une certaine lumière de Paris qui dès mon plus jeune âge me rendit amoureux de ma ville natale, surtout dans les derniers rayons du jour métamorphosant les rues les plus tristes. Je pensais à ces choses en foulant les allées sableuses. Le long de la grande avenue, les immeubles modernes se dépouillaient de leur imposante banalité ; seule gardait son mystère la masse crénelée de l'école rouge des langues orientales. Le crépuscule vert semblait sourdre de partout, des jardins, des maisons comme du ciel. Dans cette sorte de pénombre, même les promeneurs paraissaient immobiles, nous marchions en silence et, tout à coup, au bout des deux rangées d'arbres dépouillés, tout au bout, m'attend le prodige qui ensorcelait mon enfance, la furieuse galopade des huit chevaux vert-de-gris, se ruant à fond dans le silence avec une telle fureur que chaque fois le jeune garçon reculait d'un pas, pris d'une ensorcelante frayeur. Depuis ce temps-là, ils éclaboussent d'eau invisible la fin des crépuscules ; bientôt ils sont seuls à luire et à continuer de se cabrer derrière nous dans l'ombre et dans mon souvenir. Des étudiants sautent par-dessus les grilles des jardins qu'un homme en uniforme désuet ferme avec de gros cadenas, comme si les arbres voulaient s'échapper avec tous ces jeunes.
Loin devant nous et tout autour de nous, dans le soir, des fenêtres s'allument çà et là, d'or soufré ; c'est Paris, le Paris de ma vie presque tout entière, celui que j'appelais dans mes rêves de jeunesse mon Paris, avec ses innombrables secrets, les éternelles exigences de la chair et de l'âme.
Julien Green L'Expatrié, Journal 1984-1990 Editions du Seuil, 1990
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