Un beau portrait de Claudia Cardinale, extrait de Quarante ans, de Marc Lambron, le journal qu'il a tenu en 1997 (l'année de ses quarante ans, donc) et qu'il publie vingt ans plus tard aux éditions Grasset. La rencontre avec l'actrice a eu lieu le mercredi 12 mars 1997, à Paris :
Elle est vêtue de grège, bottines et lunettes de belle Romaine, comme accordée à ce belvédère qui donne sur la Seine. Un beau soleil de printemps éclaire la pièce. Quand elle vous regarde, il y a quelques raisons de trouver dans ce regard de la séduction, et d'autres qui en font sentir l'humanité. De très fines cigarettes habillent la voix voilée, qui avec le rire prend cette raucité charmante, méditerranéenne et un peu pied noir. Elle a une disponibilité réservée qui ressemble à la pudeur. Le charme même de celles qui, pour avoir oublié qu'elles ont été un jour blessées, ont la civilisation de ne blesser personne. Curieux, tout de même, de voir incarnée devant soi celle qui était pour moi, dans les années 60 — j'avais dix ans, onze ans — la belle captive des Professionnels sur l'écran du cinéma Saint-Joseph, rue Sully à Lyon. Le cinéma a été rasé, Claudia Cardinale est bien vivante : les acteurs survivent parfois aux salles. Je la vois comme venue de l'autre côté de l'écran, et du temps, comme la jeune femme qui en 1963 entrait dans une salle de bal sicilienne, la jeune princesse indienne de La Panthère rose. Elle vient de ces dernières années où le cinéma aura eu le goût des chocolats de l'entracte, avec le cœur battant des jeunes filles embrassées dans l'ombre, les histoires en cinémascope qui appelaient à un au-delà du présent et de la vie. Elle est très Via Veneto et studios Universal, musique de Nino Rota et Paris-Match 1966. (...)
Conversation enregistrée pendant 90 minutes. Je veux l'amener du côté de quelques films magiques, elle m'y attend déjà, comme depuis toujours. Raconte comment Mastroianni, sur le plateau du Bel Antonio, la courtisait ; et elle méfiante, écartant le baratineur dont elle mettrait quelques années à comprendre qu'il était, à ce moment-là, réellement amoureux d'elle. Je lui dis, et je le crois, que peu d'actrices auront été comme elle accueillies dès le début par les meilleurs esprits d'une nation. À dix-neuf ans, elle va tourner avec Monicelli, Bolognini, Zurlini, Germi. Pasolini écrit pour elle. Moravia l'interroge pour Esquire, puis écrit un petit livre où il prend le corps de la Cardinale comme un objet dans l'espace, avec les parties duquel il dialogue. Elle a été la Galatée des pygmalions italiens des années 60, qui projetaient chacun sur l'écran de sa beauté une image de femme.
— Bolognini, à partir de La Viaccia, m'a toujours vue comme une image de la perdition. Pour Fellini, j'étais la femme idéale, le rêve, la petite fiancée que tout le monde voulait avoir. Pour Comencini, dans La ragazza, j'étais la femme qui attend son homme. Visconti me voyait en femme forte, entre deux époques, entre deux mondes, comme pour Sandra ou l'Angelica du Guépard. (...)
Étrange de la sentir si réservée, un fond farouche, le charme de la voix française après ces épopées de celluloïd. Paris, les adorations passées, les tueurs de cinéma, le registre international, le temps d'avant raconté comme du bon temps, le goût de ces grandes carrures pittoresques, le Sud : la Cardinale a peut-être un registre que l'on n'attendait pas — un côté Hemingway. Elle n'a cessé de tirer sur ses fines cigarettes blondes, et j'ai sorti mes Dunhill. Entretien dans les volutes, même si je ne suis pas l'Indien de Blake Edwards. « On est des fumeurs », dit-elle avec ce ton de gaieté, cette voix de jeune femme qu'elle gardera toujours. La fin du vingtième siècle a du bon. Mieux vaut rencontrer la Cardinale en 1997 que la Duse en 1914.
Marc Lambron Quarante ans, Grasset, 2017
Deux temps se rencontrent ici : celui de Marc Lambron, aujourd'hui sexagénaire, décidant de publier le journal qu'il avait tenu pendant l'année de ses 40 ans en 1997 et la présence de Claudia Cardinale. Un effet de distance fait que ces souvenirs traversent le temps, c'est comme une fête au bord d'un trou noir : la mort du père et l'absence du frère, la désillusion du Goncourt raté, la politique de ces années-là, le petit monde factice, plein de paillettes de Saint-Germain des Près.... Nostalgie élégante pour fixer l'éphémère.
RépondreSupprimerMais les enfants de Visconti ont comme tous senti le temps passer. Le monde d'avant aura beau trembloter sur les écrans de Cannes, rien n'empêche la meule du temps d'écraser ce qui alors a été.
Un regard n'a pas changé (car les regards de certains ne vieillissent pas) celui de Claudia Cardinale, la lionne. Celle qui a dû se battre, très jeune. Cette femme libre et indépendante. Belle, envoûtante mais aussi celle dont Burt Lancaster (son partenaire dans Le guépard) disait "C'est pas une femme, c'est un vrai mec.", saluant ainsi sous la grâce féline, un immense courage.
Oui, c'est très juste ce que vous dites sur les deux temps qui se rencontrent, et c'est perceptible dans beaucoup d'autres moments de ce journal passionnant, et fort bien écrit.
SupprimerJe n'ai cité ici que quelques extraits du portrait de la Cardinale, mais l'ensemble mérite vraiment d'être lu (je le dis d'autant plus volontiers que je n'avais jusqu'à présent rien lu de Marc Lambron ; ça a été une belle découverte...).
J'en ai lu quelques extraits et j'ai eu l'impression d'un étourdissement plein d'échos de ce monde du cinéma et un peu de l'actualité. Je crois que cet homme est pudique et qu'il voulait mettre tout cela comme un écran devant son chagrin. Le portrait de Woody Allen (15 décembre) ne manque pas de saveur. Il sait écrire, manier la langue, lâcher des flèches bien pointues. On sent dans le portrait de Claudia Cardinale que derrière cette beauté tant prisée par les cinéastes il entend ce voile dans sa voix rauque et voit cette distance dans son regard. Cette femme-là a su protéger son enfant et illuminer le cinéma. Je l'ai entendue dans un entretien récent. Son regard n'a pas changé...
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