Ce texte d'Antonio Tabucchi est paru pour la première fois en 1993, dans l'ouvrage collectif Feltrinelli per Firenze, et repris en 2010 dans le recueil Viaggi e altri viaggi [Voyages et autres voyages]. Je le cite ici dans une traduction personnelle :
Quand j’étais enfant, j’avais un oncle qui m’emmenait à Florence. Je garde de lui un très beau souvenir. C’était un jeune homme joyeux et curieux, il aimait l’art et la littérature et écrivait en secret des comédies. Il avait décidé qu’il devait donner une éducation esthétique à ses neveux, et il se trouve que j’étais son unique neveu.
Nous venions de la campagne autour de Pise, et en ce temps-là, aller à Florence était un vrai voyage. On se levait à l’aube, on prenait un vieil autobus qui nous conduisait jusqu’à Pise et là, on attendait le train pour Florence. Je me souviens encore de ces matinées de voyage, le café au lait que l’on buvait dans la cuisine avec la lumière allumée, parce que l’hiver il faisait encore nuit, le sandwich que l’on mangeait dans le train, les choses que mon oncle me racontait pendant que le paysage défilait derrière la fenêtre du compartiment.
Il prononçait des noms qui pour moi étaient magiques, il me parlait des choses que nous allions voir pendant cette journée. Et il disait: Beato Angelico, Giotto, Caravaggio, Paolo Uccello. Tout en mangeant mon sandwich, je pensais à ce Beato qui peignait des anges et qui avait décoré de fresques les cellules du couvent pour le bonheur de ses confrères. Giotto, c’était aussi la marque de mes crayons, et j’allais enfin voir l’O de Giotto, qui était la chose la plus parfaite au monde.
Et puis l’on arrivait à Florence, et nous nous promenions dans la ville à pied. Je regardais les immenses plafonds des Offices, ces toiles mystérieuses, ces tableaux impressionnants. En donnant la main à mon oncle, je parcourais le corridor de Vasari. Il me disait que c’était un lieu sacré. Ensuite, nous allions via Ghibellina, dans une vieille trattoria. Et mon oncle me demandait si je voulais goûter les tripes. En sortant, nous prenions la direction de San Marco, pour aller voir le Beato. Je me disais que Bienheureux (1), il l’était certainement, lui qui voyait les anges. Pour ma part, je n’avais même pas réussi à apercevoir mon ange gardien ; et pourtant, le soir, avant de me coucher, je me retournais rapidement pour essayer de le surprendre, ou je me regardais de dos dans un miroir. Je demandais à mon oncle s’il y avait un moyen de voir les anges. Et il me répondait qu’il fallait savoir tenir un pinceau pour voir les anges. Quelle phrase mystérieuse ! Je ne cessais d'y penser, tandis que je parcourais les cellules du couvent de San Marco.
(1) "Beato" signifie aussi "bienheureux".
Images : en haut, Fra Angelico L'Annonciation, couvent de San Marco, Florence (1442-1443)
en bas, Fra Angelico Annonciation, couvent de San Marco, cellule 3, Florence (1438)
Les anges ? Cet indistinct de l'enfance entre réel et rêve, un conte de fées métaphysique...
RépondreSupprimerHier, je lisais "La pierre et l'oiseau" (extraits du Journal spirituel de Nicolas Diéterlé). Je crois avoir senti la présence des anges en lisant ces lignes : "La tombée de la neige, cette danse lente, presque immobile et transcendante, procure un réconfort extraordinaire. Une immense douceur ensevelit nos peines. Parfois, je me prends à rêver que des êtres possédant cette qualité existent de par le monde. Les rencontrer serait alors comme pénétrer dans un cercle de lumière légère..."
Fra Angelico... Florence et ses murailles rouges et son mécénat... Cet ange de l'Annonciation devant cette jeune femme attentive, sobre, pure presque sévère est une merveille. Une passion pour la Vierge. On peut rêver longtemps devant ses accords chromatiques si simples, les cellules du couvent San Marco, si dépouillées. et visitées par ces fresques rayonnantes.
J'ai vu, au musée Jacquemart-André, durant l'hiver 2011 une exposition inoubliable "Fra Angelico et les Maîtres de la lumière". S'y trouvaient réunies des œuvres d'artistes italiens de la deuxième moitié du XVe siècle (venant du musée San Marco et de celui du Louvre). Il y avait une carte de Florence montrant un panorama de la ville vers 1470 vue depuis la colline San Miniato, toute entourée de collines et traversée par l'Arno. Vu la coupole de la cathédrale, le campanile de Giotto, l'église San Lorenzo, le Palazzo Vecchio... scintillante... J'imaginais dans cette ville ces artistes.
Des anges ? Ont-ils maintenant "Les ailes du désir" comme dans le beau film poétique - en noir et blanc- dans le ciel berlinois de Wim Wenders ? Un enfant s'y demande :
« Pourquoi est ce que je suis moi et pourquoi es tu toi?
Pourquoi suis je ici et pas ailleurs?
Où commence le temps?
N'est ce pas l'apparence du monde que je vois
Le mal existe-t-il vraiment?
Comment est ce que moi je deviens alors qu'avant je n'étais rien?
Moi qui suis moi je ne serais donc plus? »
Les anges ?
Merci pour ce beau texte de A. Tabucchi.
Merci de ce beau commentaire, Christiane !
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