Dans un petit ouvrage paru aux éditions Sellerio, Pagine bianche [Pages blanches] Eugenio Baroncelli réunit cinquante-cinq livres qu'il n'a pas écrits, et dont on trouve ici les titres, souvent très évocateurs, parfois les préfaces, ou encore les quatrièmes de couverture, les avis au lecteur, les incipits, les index, les dédicaces. Avec ces quelques éléments, le lecteur peut rêver à loisir à la matière de ces ouvrages imaginaires ; voici l'incipit d'un ouvrage potentiel, intitulé : I fiumi, capitoli di un romanzo vicino a scomparire in mare [Les fleuves, chapitres d'un roman sur le point de s'abîmer en mer].
Incipit
Incipit
La montagna non mi piace : troppo ripida, così stupidamente vicina al cielo. Il mare, che Sade detestava, che Baudelaire adorava, che Valentino, innomabile eresiarca, proclamò iniziatore del mondo, mi è sempre piaciuto : prima (quando ero bambino) perché ci sguazzavo dentro senza saperlo e dopo (oggi, per esempio) perché so che è una eccelente metafora dell'eternità. Questo libro, questo equanime libro, sta nel mezzo.
I fiumi ci assomigliano. Hanno l'incertezza delle nostre vite : forse saranno mare, forse lago. Hanno quella discutibile virtù discenditiva che noi chiamiamo invecchiare. Muoiono come noi, e molte volte più di noi. Si ripetono, ecco tutto. Trascinano giù a valle, nell'imparziale corrente, tutti i detriti del mondo, i cadaveri e le rose, il sempiterno fango o l'albero spezzato del veliero, come noi le nostre minuscole scorie, di anni, di ricordi, di salute o malattia. Perfino i più nobili (il Danubio, il Nilo) non schivano l'impurità, ma la accolgono per trasformarla nel loro impeto.
C'è il piccolo Dewi intralciato dai giunchi. C'è il generoso Mississipi, pronto ad accogliere il tuffo di John Berryman. C'è il Giallo, così sterminato che sembra lui un mare. O il Tevere, se non è un'idea. Ci sono la Senna maliziosa e il breve Reno. C'è il Gualdalquivir rosso di sangue. C'è l'indeciso Marecchia, capitolo della mia infanzia. Però, come vedrete, fra tutti preferisco il Meno.
Eugenio Baroncelli Pagine bianche, 55 libri che non ho scritto Sellerio Editore, 2013
Incipit
Je n’aime pas la montagne : trop escarpée, si bêtement proche du ciel. La mer, que Sade détestait, que Baudelaire adorait, dont Giovanni Valentino Gentile, hérésiarque dont il ne faut pas prononcer le nom, dit qu’elle constituait l’origine du monde, m’a toujours plu : d’abord, (quand j’étais enfant), parce que j’aimais y barboter, et par la suite, (aujourd’hui, par exemple), parce que je sais qu’elle est une parfaite métaphore de l’éternité. Ce livre, ce livre impartial, a choisi une voie intermédiaire.
Les fleuves nous ressemblent. Ils ont la même incertitude que nos vies : ils seront peut-être une rivière, ou peut-être un lac. Ils ont cette vertu discutable de l’écoulement, que nous appelons la vieillesse. Ils meurent comme nous, et plusieurs fois, contrairement à nous. Ils se répètent, voilà tout. Ils transportent en aval, dans le courant impartial, tous les déchets du monde, les cadavres et les roses, la boue éternelle et le mât brisé du voilier, comme nous le faisons nous-mêmes pour nos rebuts minuscules, qu’il s’agisse d’années, de souvenirs, de santé ou de maladie. Même les fleuves les plus nobles (le Danube, le Nil) n’échappent pas à l’impureté, mais l’accueillent pour la transformer dans leur cours impétueux.
Il y a le petit fleuve Dewi entravé par les roseaux. Il y a le généreux Mississipi, prêt à recevoir le plongeon de John Berryman. Il y a le Fleuve Jaune, immense au point qu’il ressemble à un océan. Ou le Tibre, s’il n’est pas seulement une idée. Il y a la Seine malicieuse et le bref Rhin. Il y a le Gualdaquivir rouge de sang. Il y a l’indécis Marecchia, un des chapitres de mon enfance. Toutefois, comme on va le voir, celui que je préfère est le Main.
(Traduction personnelle)
Images : (1), Edi Schneider (Site Flickr)
(2), Louis C. (Site Flickr)
Oserais-je, après toutes ces beautés, évoquer, ici, mon premier "fleuve". C'est au loin dans mon enfance, une petite rue discrète, au pied de la Butte Montmartre. Ces jours-là, le magicien arrivait avec son balai de genêt et avec sa clé mystérieuse, il ouvrait la vanne. Une eau claire et bondissante envahissait alors le caniveau, se frayait un chemin entre les voitures et motos garées le long du trottoir. Je confiais à cette... "rivière" impétueuse des brindilles, des bateaux de papier. Je les suivais jusqu'à la bouche noire de l'ogre : la bouche de l'égout. Parfois le beau travail du balayeur des rues emplissait mon eau mythique de mégots, papiers gras, déjections... et j'étais triste. Que de rêves ces eaux ont portés vers des rivages imaginaires...
RépondreSupprimerTrès belle variation sur le thème du texte de Baroncelli, merci Christiane !
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