On ne se souvient plus guère aujourd’hui de l’actrice Mary Marquet, auteur dans les années soixante-dix du siècle dernier de plusieurs volumes de mémoires riches d’anecdotes dont il vaut mieux ne pas trop s’interroger sur l’authenticité, tant elles sont divertissantes et bien racontées. On verra par exemple dans l’extrait que je cite que par son talent dramatique et ses dons de grande diseuse de poèmes (il s’agit ici du Crapaud de Victor Hugo, l’un de ses habituels morceaux de bravoure), elle parvenait même à émouvoir jusqu’aux larmes un contrôleur du fisc et un huissier de justice ! Le destin fut bien cruel avec elle en ajoutant un triste épilogue à cette anecdote puisque l’appartement dont il est question ici fut cambriolé après sa mort, en 1979, alors que la dépouille de la grande artiste reposait encore sur son lit...
Si j’avais songé à quitter Paris pour le Midi, c’est que le théâtre me faisait vivre des heures difficiles. A quoi bon essayer de lutter contre la malchance ! (...)
Je commence donc à déposer ma maison dans une malle et vingt valises, quand un coup de téléphone du Trésorier-Payeur me rappelle que le seul homme qui ait gardé des droits sur moi, c’est lui, Monsieur Fisc.
— Madame Mary Marquet ?
— Parfaitement.
— Vos démarches auprès du ministère des Finances n’aboutissant à aucun abattement quel qu’il soit, je me vois forcé de vous prier de me fixer un rendez-vous rapide, afin d’exécuter une saisie rogative.
Pour moi, le mot « saisie » eut le don de me faire éclater en sanglots.
— Vous qui avez tant souffert, Madame, qui avez eu ce courage que je connais bien, c’est pour ça que vous pleurez ?
— Mais jamais un Marquet n’a été saisi...
— J’ai dit « saisie rogative ». On ne vous prend aucun meuble, simplement, n’ayant aucun héritier direct, nous prenons une garantie pour votre succession, étant le premier créancier avant tout autre. D’ailleurs, j’accompagnerai l’huissier. Voulez-vous demain seize heures ?
— Entendu, dis-je, au comble du désarroi.
Et le lendemain, l’huissier préposé se présenta à ma porte, précédé par mon saisisseur. Je vous passe l’examen, meuble par meuble, leur estimation approximative. Quand la somme due fut atteinte, on me donna à signer d’abondantes feuilles imprimées. Je signai, un mouchoir sur la bouche pour étouffer mes sanglots.
— Madame Mary Marquet, vous me désolez ! Pensez-vous que j’accompagne monsieur l’huissier chez tous les contribuables du dix-huitième arrondissement ? Vous êtes la seule. C’est vous dire l’estime où je vous tiens.
Puis se tournant vers son partenaire (un rôle pour Jean Lefèvre) :
— Vous allez connaître celle que je suis contraint de saisir... Madame Mary Marquet, dites-nous Le Crapaud.
Comme un « flash » éclaire brutalement ce qui était invisible, le comique de la situation me sauta aux yeux. Et je dis Le Crapaud aux représentants de la Loi. Peu à peu, je vis leur anonymat prendre vie, un intérêt croissant accrochait leurs yeux aux miens. Sur les derniers mots « Sois bon », je vis l’huissier reprendre son stylo pour avoir une contenance, mais sur le papier à en-tête du ministère des Finances, je vis naître une tache bleue, c’était une larme, semblable aux miennes, mais plus touchante. Sur le seuil de ma porte, l’un dit :
— Au revoir, grande artiste.
Et l’autre murmura :
— Pardon, Madame.
Mary Marquet récite Le Crapaud, de Victor Hugo ; le son n'est pas très bon et il faut prêter l'oreille, mais cela en vaut la peine. On peut lire ici le texte du poème. Le poème est aussi très connu en Italie grâce à la traduction qu'en fit Giovanni Pascoli (Il Rospo).
Magnifique !
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