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vendredi 18 avril 2014

Le Jour des pleurs




"Mysterium paschale
mistero del Passaggio
in cui
il cammino s'inverte.
Dalla vita passare alla morte –
è questa l'esperienza, l'evidenza.
Attraverso la morte passare nella vita –
questo il mistero."

Karol Wojtyla






Guido Mazzoni (1450–1518) est un peintre et sculpteur spécialisé dans la réalisation des Compianti [Lamentations], ces compositions de statues polychromes grandeur nature en terre cuite  représentant les personnages dont les textes sacrés mentionnent la présence autour du Christ mort. Le plus célèbre et le plus beau des Compianti est sans doute celui de Niccolò dell’Arca, que l’on peut voir à Bologne, dans l’église de Santa Maria della Vita. Guido Mazzoni en réalisa six : à Busseto (1476-77), à Modène (1477-79), à Crémone (il a malheureusement été perdu), à Ferrare (1483-85), à Venise (1485-89, il n’en reste que des fragments, conservés à Padoue), à Naples (1492, pour l’église de Monte Oliveto). 

Son Compianto le plus accompli est sans doute celui de Modène, que l’on peut voir dans l’église de San Giovanni. Filippo De Pisis l’admirait beaucoup et le considérait comme « l’un des plus beaux et expressifs ensembles de sculptures du Quattrocento, l’égal des œuvres des plus célèbres artistes toscans de cette période ». Je cite ici la description qu’en fait Giovanni Reale dans le remarquable ouvrage Il Pianto della statua [Les Larmes de la statue], Bompiani, 2008 : « L’ordre des personnages est donc le suivant : Joseph d’Arimathée, Marie Salomé, saint Jean Évangéliste, la Madone, Marie-Madeleine, Nicodème et Marie de Cléophas. Le Christ étendu au sol est très beau, son visage reflète la paix de la mort, comme celui du Christ dans le Compianto de Niccolò dell’Arca.



Les personnages suivent tous la règle d’une déviation mesurée de la frontalité ; par conséquent, ils sont conçus en relation l’un avec l’autre : on s’en aperçoit par la fonction d’élément de raccord qu’ont les bras ouverts et l’inclinaison du buste, qui contribuent à créer une masse ondulante, une sorte de mouvement perpétuel pathétique et douloureux. On ne retrouve pas ici les profils et les ovales de Piero della Francesca et de Mantegna, mais la spatialité vitale des corps en action. La dramaturgie des mouvements et des positions des bras et des mains des différents personnages est particulièrement remarquable, bien étudiée et bien réalisée.




Il faut également prêter attention à l’expression de douleur des différents personnages, qui ne devient un hurlement que sur le visage de Marie-Madeleine. Parmi les personnages masculins, Joseph d’Arimathée et saint Jean Évangéliste exhalent une plainte avec les lèvres entrouvertes ; la douleur la plus contenue est celle de Nicodème : ses lèvres restent closes, mais le visage est tendu, en un sentiment de grande affliction. La déploration collective, ou la lamentation chorale, est réalisée de façon cohérente et frappante, avec la modération formelle qui est la principale caractéristique de l’art de Mazzoni, chez qui le réalisme n’outrepasse jamais les règles de la bonne mesure, ou des justes proportions, avec la seule exception du Compianto de Ferrare, installé dans l’église du Gesù, où l'atmosphère est plus sombre et plus violemment expressionniste »




Il est question de ce Compianto ferrarais dans un beau passage du roman de Giorgio Bassani Dietro la porta [Derrière la porte] ; le voici :
« L’église semblait déserte. J’avais parcouru pas à pas le bas-côté droit, le nez en l’air comme un touriste, mais la lumière du soleil, qui pénétrait à travers les vastes vitraux supérieurs, m’empêchait de voir distinctement les grands tableaux baroques posés sur les autels. Après avoir atteint le transept, plongé lui aussi dans une semi-obscurité, j’étais passé dans le bas-côté gauche, inondé de lumière. Et là mon attention avait été aussitôt attirée par un étrange rassemblement de gens immobiles et silencieux, réunis en groupe à côté de la seconde des deux petites portes d’entrée. 
Qui étaient-ils ? Comme j’avais pu m'en rendre compte, une fois arrivé à distance suffisante, il ne s’agissait pas d’êtres vivants, mais de statues de bois peint [il s’agit en fait de terre cuite], sculptées en grandeur naturelle. Et plus précisément de ces fameux Pleureurs de la Rose devant lesquels, enfant, m’avait tant de fois amené la tante Malvina, la seule tante catholique que j’avais (pas là, pas à l’église du Gesù, mais dans celle de la Rose, dans la via Armari, d’où on les avait à l’évidence retirés plus tard). Je regardais, maintenant encore, la scène atroce : le corps livide et misérable du Christ mort, étendu sur la terre nue, et, autour de lui, pétrifiés par la douleur, avec des gestes muets, des rictus muets, des larmes qui n’auraient point de fin, point d’apaisement, les parents et les amis accourus : la Madone, saint Jean, Joseph d’Arimathie, Simon [en fait Nicodème], Madeleine, deux saintes femmes. Et tout en regardant, je me rappelais la tante Malvina qui, face à ce specatcle, ne parvenait jamais à retenir ses larmes. Elle tirait sur ses yeux un châle noir de vieille fille, s’agenouillait sans oser (comme elle l’aurait voulu, la pauvre !) faire agenouiller également son neveu non baptisé. » (le texte est cité dans la traduction de Michel Arnaud, Quarto Gallimard, 2006)








Images : (1), (2), (3) Guido Mazzoni Compianto sul Cristo morto, Chiesa San Giovanni Battista, Modena  Photographies de Renato Morselli  (Site Flickr)

(4) et (5) Guido Mazzoni Compianto sul Cristo morto, Chiesa del Gesù, Ferrara  Photographie de Daniele Pugi  (Site Flickr)







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