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mardi 24 juillet 2018

Beau soir




Mardi 9 juin [1987], 9 heures et demie. Ce fut d’abord, plus tôt, une illumination sur l’autoroute, comme j’entrais en Toscane, samedi soir : beau soir de juin sur les campagnes blondes, lumière qui s’allonge sur les champs de coquelicots, belles fermes et beaux villages sur les collines. Voici les inévitables, Bourget quand il s’aggrave de Debussy : Lorsqu’au soleil couchant les rivières sont roses / Et qu’un pâle rayon court sur les champs de blés / Un conseil d’être heureux semble sortir des choses / Et monter vers les cœurs troublés...
Entrée dans la ville : un bonheur de conducteur, c’est l’intimité maline avec le réseau des sens interdits. Pour décourager les étrangers, celui de Florence est particulièrement retors. Il a pour principe de vous renvoyer sans cesse hors les murs. Mais je m’en joue comme d’une vieille connaissance machiavélique, dont tous les tours les plus perfides vous sont de longue date familiers, et je peux arriver jusqu’à deux pas de la Seigneurie sans cesser un instant de chantonner : Un conseil de goûter le charme d’être au monde / Cependant qu’on est jeune et que le soir est beau... Je dîne au Cavallino, lisant Vittorini entre les plats. Quel plaisir de rêver à Piazza Armerina en face du Palais Vieux ! Mais, c’est avec la statue équestre de Cosme Ier que j'ai les meilleures relations, sans que je puisse bien démêler si mon commerce le plus heureux est avec le cheval ou avec le grand-duc lui-même. Les statues équestres sont toujours de hauts lieux de l’esprit, surtout quand elles se détachent sur le ciel, comme celle d’Henri IV au Pont-Neuf, ou qu’on mange des tortellins à la panne contre leur socle. Vittorini, lui, déraille un peu, cependant. Comment se fait-il que les grands discours, et les propos les plus discrets, même, les plus poétiques et distanciés, sur la solidarité humaine et la grande communauté des humbles dans la souffrance, ne sont, littérairement, plus supportables ? Ou bien si ce n’est que pour moi, par l’effet de mon insigne sécheresse de cœur ? Heureusement, Shakespeare s’obstine entre les pages jusqu’à la fin, dans Conversation en Sicile. Le père cheminot donnait à lui tout seul des représentations dans les salles d’attente des gares de montagne. Et le cavalier des statues équestres, c’est toujours un peu le vieil Hamlet, doublé du Commandeur. Allons, tout se tient. Une demi-bouteille de chianti doit y être un peu pour quelque chose. La symbolique du vin tient d’ailleurs un rôle très important, dans le livre. Ce soir, c’était mon habituel rosé Antinori. Il m’en faut peu.

Renaud Camus  Vigiles, Journal 1987 Editions P.O.L, 1989






Images : en haut, Piergiorgio Marinielli (Site Flickr)

en bas, Francesca  (Site Flickr)



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