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lundi 2 juillet 2018

Temps perdu à Rome




Un extrait de Deux ou trois vies qui sont les miennes, livre de souvenirs de Daniel Gélin publié en 1977, un volume trouvé (à très bas prix) chez un bouquiniste et qui m'a vraiment surpris par la qualité du style et la liberté de ton de l'auteur. On est très loin ici des mémoires formatés des acteurs, la plupart du temps écrits par quelqu'un d'autre ; on y entend la voix de Daniel Gélin et il nous raconte ses souvenirs avec une grande originalité et beaucoup de poésie. Je cite ici un très joli passage consacré à ses nombreux séjours romains, à une époque où le cinéma italien était au zénith (nous sommes dans les années cinquante du précédent siècle) et où les coproductions avec la France étaient nombreuses. Gélin sait restituer les atmosphères et il y a toujours dans ses souvenirs une pointe de mélancolie qui les rend encore plus forts et plus attachants, comme ces variations sur le temps perdu qui nous restitue la magie d'une époque révolue, d'une certaine douceur de vivre dont le célèbre film de Fellini nous montrera au début des années soixante l'envers cynique et décadent, avec le mordant et la cruauté d'un titre en forme d'antiphrase...

Temps perdu : la nuit à Rome. Sommeil refusé, repoussé, remis à l'aube tant de fois.
Durant l'été, dans cette ville, l'air même est une drogue et je n'arrive pas à oublier la Rome antique, et tout ce qu'elle peut évoquer de plaisirs cruels, de fêtes, d'orgies.
L'air de Rome en la belle saison charrie le pervers, la déraison ; il véhicule les nerfs vers les dérèglements.
Maintenant, l'Eglise qui y règne me choque, me blesse, me gêne par sa présence insistante, anachronique. Pour moi, Dieu n'est pas là. Les pharisiens seulement, avec leurs temples, leurs lois, leurs richesses.
Mais le Diable est en Rome à son aise. Un diable clair et tendre, enivrant, avec ses filles fées, femelles, fines dans la démarche, avec ses princes aventureux hâlés ou blêmes, semblant nés d'une brise.
Tant de souvenirs à Rome. Les nuits se mêlent, les aubes se confondent. Je les revois et les respire encore. Ciel rose, si tendre auprès de celui de Paris toujours bleuté d'ardoises en traînées.
A une époque, j'étais tous les soirs au cabaret la Cabala, tantôt avec Walter Chiari ou Dado Ruspoli, tendrement nous disputant des filles, tantôt avec Novella Parigini, dodue et tiède comme une gorge de colombe. Je dansais, vif et lent, très lent, puis la pénombre m'absorbait. Humphrey Bogart m'observait, semblait m'envier. Il me fascinait.
De cette Cabala, un dimanche, après une victoire du Real de Madrid bien arrosée, j'avais entraîné toute l'équipe et des amis fidèles dans une course rapide et folle en fiacre, à travers la nuit de Rome. Juché près du cocher dans le premier fiacre, je guidais, exhortais toute une cohorte caracolante, trépidante, vacillante et totalement follingue et heureuse.

***



Avec Henri Vidal, enfantin et libre, je fréquentais un autre club où nos frasques sans gravité effrayaient tant le patron qu'il nous refusait l'accès de la salle et du bar ; mais indulgent, il nous recevait dans la cuisine, dans la vapeur des pâtes qu'on préparait à l'aube.

***



Il y eut des soirées d'un style un peu différent où le temps était non seulement perdu, mais assassiné lentement.
Avec Dado Ruspoli, nous allions de cabarets en cabarets, soutenus par la présence rassurante d'une infirmière qui transportait précautionneusement sous sa cape la trousse où était logé, comme dans un nid, un matériel précieux, destiné à d'éventuels voyages vers des paradis que d'aucuns osent, sans savoir, qualifier d'artificiels.

***



Il y eut aussi des soirées à Ostie, dans la villa de Walter Chiari, mon vieux copain et complice, qui recevait si bien. Orson Welles y venait souvent, vêtu d'un costume blanc à col stalinien ou maoïste (au choix !), massif et lent, au rire soudain, solitaire et gigantesque. A cette époque, la conscience de son génie lui donnait souvent un regard de fou. Malgré une certaine pose, je le trouvais fascinant. Il était avant tout le créateur de Citizen Kane, de La Dame de Shangaï, mais il était aussi un personnage hors série. Son arrivée à Rome, par exemple, fut assez spectaculaire. Il était venu en avion privé, avait tournoyé au-dessus de la ville et, ayant atterri, avait refusé tout contact avec les journalistes. Il s'était rendu directement à Saint-Pierre de Rome...
Avec lui, souvent, un peu partout, j'avais perdu mon temps, et je n'arrive pas à le regretter.

***



A Rome toujours, des nuits entières à discuter avec Moravia chez Novella Parigini ou chez moi, via Mariano Fortuny. J'avais tourné un film d'après un livre de Moravia, La Romana [titre français : La Belle Romaine, 1954], et nous avions sympathisé. Il arrivait sans prévenir à n'importe quelle heure et s'asseyait aussitôt par terre, le dos appuyé au divan, un genou replié et l'autre jambe infirme allongée. IL adorait la présence des jeunes. J'étais frappé par sa profonde connaissance des femmes que l'on ressentait tout particulièrement à la lecture de La Romana, histoire d'une jeune prostituée amoureuse, récit touchant qu'il avait imaginé de conter à la première personne. Il pouvait discourir tard dans la nuit. Je l'écoutais, l'interrogeais sans me lasser.

Daniel Gélin  Deux ou trois vies qui sont les mienne Editions Julliard, 1977






Images : en haut et en bas, La Belle Romaine, de Luigi Zampa, avec Daniel Gélin et Gina Lollobrigida (1954)

(4) William Klein



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