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lundi 4 mai 2015

La place du fantôme




Dans son recueil de souvenirs Mes étoiles, Claudia Cardinale raconte sa dernière (brève) participation à un film de celui qui fut son maître, Luchino Visconti ; c'était en 1974, dans Gruppo di famiglia in un interno (en France, le film est sorti sous le titre grandiloquent de Violence et passion). En Italie, nous sommes alors au cœur des funestes "années de plomb" (dont on perçoit plusieurs échos dans le film) ; Visconti est déjà très diminué par l'attaque cérébrale qui l'a frappé deux ans plus tôt, et Claudia Cardinale se trouve elle-même à un moment très difficile de sa carrière, puisqu'elle vient de quitter son mari et producteur Franco Cristaldi pour vivre avec le cinéaste Pasquale Squitieri. Cristaldi prendra très mal ce qu'il considère comme une trahison et fera tout pour que Cardinale ne puisse plus tourner en Italie, boycott qui durera pendant plusieurs années : tout cela explique "l'odeur de cendres" qu'elle évoque dans son récit, qui est un adieu à l'âge d'or du cinéma italien, mais aussi à la jeunesse de l'actrice et à l'apogée de sa carrière..




Mon ami Luchino m’avait demandé de lui donner une journée pour apparaître dans son Gruppo di famiglia in un interno, qu’il voulait qu’on traduise tout simplement en français par Groupe de famille dans un intérieur, et qu’à sa grande fureur, les producteurs ont rebaptisé Violence et passion.

Lorsque le tournage a commencé, en avril 1974, Visconti n’avait pas retrouvé, malgré des efforts surhumains, l’usage normal de ses jambes. Et pourtant, il était là, debout, à prétendre nous diriger comme d’habitude, ou presque, comme si tout allait pour le mieux désormais. Suso [Cecchi d'Amico], sa chère scénariste devant laquelle il avait eu son attaque cérébrale, ne le quittait pas des yeux. Elle semblait souffrir autant que lui. 
Il ne pouvait plus, comme un grand général, diriger des centaines de figurants, autant de techniciens, courir d’un atelier de décor à une salle de maquillage. Mais il voulait faire bonne figure. 
Il avait choisi son ami Burt Lancaster pour incarner le vieillard, collectionneur égoïste, qui aurait pu lui ressembler, la générosité en moins. 
Moi, il m’avait fait la faveur de me réserver la place du fantôme. 
Il me voulait en mariée, le visage enseveli sous un voile blanc en tout point semblable à celui que portait Carla Erba, héritière d’une des plus riches familles de Milan, au moment où elle épousait le duc Giuseppe Visconti di Modrone, son père. 
À mesure que Luchino sentait la mort approcher, le souvenir de sa mère devenait plus familier, plus obsédant et plus précieux. Il voulait la revoir dans tout l’éclat de sa jeunesse et de son amour. C’est un immense honneur qu’il me faisait, en me confiant ce rôle. 




Luchino ne pouvait savoir à quel point j’étais émue de porter ce costume qui évoquait une histoire chère à son cœur. Elle l’était aussi au mien. Mais pas pour les mêmes raisons. 
Le temps qui lui était désormais compté, le calvaire de ses souffrances, de ses humiliations, la passion du cinéma d’autant plus brûlante qu’elle était maintenant celle qu’on ressent pour une maîtresse inaccessible, le tenaient à l’écart des commérages. Et pourtant, il savait tout, à sa manière, et sans que j’aie jamais rien eu besoin de lui confier. 
Quand j’avais vingt ans, et un enfant secret d’à peine un an, quelque part à la campagne, il m’avait mis dans les bras le bébé de Rocco
J’en avais trente-cinq, et j’aimais absolument : il me voyait en mariée...
Lorsque je suis rentré chez moi, après cette unique journée de tournage, émue et attristée de l’avoir revu si affaibli, un paquet m’attendait. Il m’avait fait envoyer une pochette du soir Bulgari, comme une invitation à un prochain bal, sublime, mais qu’il ne pouvait donner qu’en rêve.
L’actualité ne parlait que de bombes aveugles, d’enlèvements, d’assassinats. Le terrorisme rouge et noir poursuivait une conversation qui ne laissait derrière elle que d’horribles chiffres : huit morts, cent deux blessés, le 28 mai 1974, par l’explosion d’une bombe à Brescia ; douze morts, quarante-huit blessés, le 4 août, lors d’un attentat contre un train près de Bologne. Le calendrier italien était sanglant. Et ce petit objet si délicat, si inutile aussi, parlait raffinement, beauté. La seule chose véritablement importante, avec l’amour, disait Visconti. 
Cette pochette du soir évoquait une autre vie, et pas seulement celle du Guépard, et de ce bal qui avait été celui de ma jeunesse. Une vie que j’étais en train de perdre. Une odeur de cendres. 

Claudia Cardinale  Mes étoiles  Éditions Michel Lafon, 2005






4 commentaires:

  1. C'est dans cet accompagnement ultime que s'épanouit la lumière d'un cœur...

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  2. Sublime Claudia qui rend ici hommage au sublime Visconti dont j'écrirais le nom si je devais citer cinq cinéastes parmi mes préférés..... J'ai revu cinq ou six fois certains de ses films.

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  3. Vous me donnez envie de lire ses étoiles !!! J'aime beaucoup cette actrice ! Une belle et talentueuse personne ! Une star, quoi !!!

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    1. C'est une lecture très agréable pour tous les passionnés du grand cinéma italien !

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