Je cite ici un second extrait de l'ouvrage d'Antonio Tabucchi, Sogni di sogni (Rêves de rêves), dans lequel il imagine les rêves de quelques artistes qu'il a aimés. Voici donc, dans une traduction personnelle, le rêve de Carlo Collodi, l'auteur de Pinocchio :
La nuit du
vingt-cinq décembre 1882, dans sa maison de Florence, Carlo Collodi, écrivain
et critique théâtral, fit un rêve. Il rêva qu’il se trouvait en pleine mer sur
une petite barque en papier, au cœur d’une tempête. Mais la petite barque en
papier résistait, c’était une petite barque têtue, avec deux yeux humains et
portant les couleurs de l’Italie, que Collodi aimait. Une voix lointaine,
depuis la côte, criait : Carlino, Carlino, reviens sur la rive !
C’était la voix de l’épouse qu’il n’avait jamais eue, une douce voix féminine
qui l’appelait, comme la plainte d’une sirène.
Ah, il aurait bien voulu
revenir ! Mais c’était impossible, les vagues étaient trop hautes et la
petite barque était à la merci des courants.
Puis, tout à coup, il vit le
monstre. C’était un énorme requin, la gueule grande ouverte, qui l’observait,
qui l’étudiait, qui l’attendait.
Collodi tenta d’actionner le gouvernail, mais
lui aussi était en papier et tout trempé, il était désormais devenu
inutilisable. Il se résigna donc à foncer tout droit en direction de la gueule du
monstre ; saisi par la peur, il mit ses mains devant les yeux, se leva et
hurla : Vive l’Italie !
Comme il faisait noir, dans le ventre du
monstre ! Collodi commença à marcher à tâtons ; il trébucha sur
quelque chose qu’il ne parvint pas à identifier, et ce n’est qu’en posant les
mains dessus qu’il comprit qu’il s’agissait d’un crâne. Puis il se cogna contre
des planches et il comprit qu’avant lui, un autre bateau avait fait naufrage
dans la gueule du monstre. Maintenant, il se déplaçait avec plus de facilité,
parce que tout au fond de la mâchoire grande ouverte du requin, on apercevait
une faible lueur. En continuant à avancer à tâtons, ses genoux heurtèrent une
caisse en bois. Il se baissa pour en explorer l’intérieur, et il s’aperçut
qu’elle était pleine de chandelles. Par chance, il avait encore son briquet,
qu’il actionna aussitôt. Il alluma deux chandelles et put ainsi découvrir ce
qui l’entourait. Il se trouvait sur le pont d’un navire qui s'était échoué
dans le ventre du monstre ; la dunette était pleine de squelettes et au
sommet du mât flottait un drapeau noir frappé d’une tête de mort. Collodi
avança et descendit un petit escalier. Il trouva sans peine la cambuse, remplie
de bouteilles de rhum. Avec une grande satisfaction, il déboucha une
bouteille et but au goulot. Maintenant, il se sentait mieux. Ragaillardi, il se
leva et, à la lumière des chandelles, il parvint à quitter le vaisseau. Le
ventre du monstre était glissant, plein de poissons morts et de crabes. Collodi
avança, en barbotant dans l’eau peu profonde. Il aperçut au loin une petite
lueur, une timide clarté qui semblait lui faire signe. Il continua dans cette
direction. À côté de lui défilaient des squelettes, des épaves de bateaux, des
barques éventrées, des carcasses de poissons énormes. La lueur devint plus
proche et Collodi découvrit une table. Autour de cette table étaient assises
deux personnes, une femme et un enfant. Collodi s’approcha timidement, et il
vit que la femme avait des cheveux bleus et que l’enfant portait un chapeau
confectionné avec de la mie de pain. Il courut vers eux et les embrassa. Eux
aussi l’embrassèrent, et ils se mirent à rire, en se donnant de petites tapes
sur les joues et mille marques d’affection. Tout cela sans prononcer un
mot.
Et brusquement, le décor changea. Ils n’étaient plus dans le ventre d’un
monstre, mais sous une pergola, en plein été. Et ils étaient assis autour d’une
table, dans une maison située dans les collines de Pescia ; les cigales
chantaient, tout était immobile dans la grande chaleur de midi ; ils
buvaient du vin blanc en dégustant des melons. Assis dans un coin, sous la
pergola, un chat et un renard les observaient avec bienveillance. Et Collodi,
fort courtoisement, leur dit : voulez-vous partager notre collation ?
Antonio Tabucchi Sogni di sogni, Sellerio editore Palermo, 1992 (Traduction personnelle)
Images : au centre, Attilio Mussino (1878-1954), illustration pour le Pinocchio de Collodi
en bas, Enrico Mazzanti (1850-1910), illustration pour le Pinocchio de Collodi
Très beau rêve ou l'écrivain vit les aventures de son petit héros, où il fait sien cet engloutissement dans ce lieu terrifiant où, en latence, il se transforme, fait mue, en sortira différent, libéré de sa peur de la dévoration et de la mort. Le rêve se transforme aussi, lui offrant cette terrasse sous une pergola, au soleil, près d'une maison, dans la chaleur méditerranéenne, lieu où le repas est partage bienveillant.
RépondreSupprimerLa fuite initiale a du sens aussi, sur la petite barque têtue, la voix de l'épouse (qu'il n'avait jamais eue) et qui lui criait revient... Comme de mettre dans un livre (un rêve) ce qu'on n'a pas pu vivre. Comme renaître dans une action qui vient d'ailleurs... Un rêve devient ligne d'écriture.
Merci, Christiane, pour ce beau commentaire !
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