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mercredi 5 novembre 2014

L'art du souffle




Je cite ici un deuxième extrait du beau livre de Marie Ferranti Les Maîtres de chant, qui vient de paraître aux éditions Gallimard :

Pour un artiste, vivre en compagnie d’autres artistes peut être la forme de vie la plus plaisante qui soit. Léonard aimait tellement l’atelier de son maître, Andrea del Verrocchio, qu’il y demeura jusqu’à l’âge de quarante ans. Un siècle plus tard, l’atelier de Rubens compta jusqu’à cent personnes. 
Dans La chambre des défunts, j’ai imaginé la vie grouillante, parfois terrible, de l’atelier de Frans Snyders, un des peintres qui collabora souvent aux grands tableaux de Rubens et en fit lui-même plus de quatre cents. Les musiciens, les chanteurs aussi travaillent ensemble, par la force des choses. 
L’atelier est un mystère pour l’écrivain. La solitude est non seulement une exigence, mais la condition de son travail. Pour moi, l’atelier est un cabinet de curiosités in vivo. Je ne l’observe pas sans une certaine envie, mais je me tiens à la lisière. Je reste sur le seuil. 
Cantu in paghjella renoue donc avec cette tradition séculaire de l’atelier. On y enseigne le chant sacré et la paghjella. Le lecteur attentif aura suivi avec moi les répétitions. 
Cependant, c’est un atelier moderne. En quoi mérite-t-il cette qualification ? L’atelier de paghjella est une forme inventée. Elle n’existait pas auparavant et n’a jamais été nommée comme telle. Ce pourrait être une raison suffisante. Ça ne l’est pas. Mais remettre en vigueur cette forme d’enseignement, par un renversement de valeurs remarquable, devient une forme de transmission moderne. 
Ce laboratoire fascinant se déroule au cœur d’une église : tout paraît ancien, le bâtiment, les chants, les versi. Tout est ancestral. La modernité ne tient donc pas dans la transmission, ce pourrait même être le frein à cette idée : l’atelier est moderne car il répare et empêche l’oubli de l’air. Cette expérience le transforme en un art accompli en soi : l’art du souffle.
Toute la leçon de l’atelier repose sur la maîtrise du souffle, de la métamorphose de la langue latine et corse dans le chant. 
La prononciation, l’ouverture des voyelles, la scansion des consonnes latines, transformées par la contamination du parler corse, prennent une autre valeur. On n’entend pas la même chose dans une maîtrise anglaise ou française. Ce n’est presque rien, comme dit Petru, mais la nuance n’est pas négligeable. Cela passe par une ouverture plus ou moins grande de la bouche, par la quantité d’air insufflé ou retenu, car les écrits restent, mais les paroles volent. Et la musique donc ! Cette langue chantée aurait pu sombrer dans l’oubli, mourir, disparaître. La modernité, c’est la mémoire revivifiée.

Marie Ferranti  Les Maîtres de chant  Éditions Gallimard, 2014








Images : en haut, le groupe I Campagnoli (Source)

en bas (1) le groupe I Muvrini

(2) le groupe Canta u populu corsu, dans les années soixante-dix (Source)



Paghjella : Tanti suspiri (Que de soupirs)

Tanti suspiri ch'o mandu
Manc'unu face ritornu
Soca i ti teni tutti
Per cunsulà ti u ghjornu
Manda ne anc'unu à mè
Di core, u mio culumbu.

Tant de soupirs que je t'envoie
Aucun ne me revient
Sans doute les gardes-tu
Pour te consoler le jour
Envoie-m'en un à moi aussi

2 commentaires:

  1. "L'art du souffle". Son éthique de l'écoute a à voir avec le silence. Comme le blanc avec le silence. Ces chants sacrés évoqués par Marie Ferranti semblent proches de la musique liturgique et de la polyphonie des chants de tradition grégorienne (revus par André Gouzes) que j'ai eu le bonheur d'écouter récemment dans un monastère du sud de la France. Pour l'hôte de passage plongé dans ce silence blanc palpable, intime, il en naissait un dialogue, une sorte de passerelle pour franchir une frontière.
    Solitude de l'écrivain, liesse et concentration du travail en atelier. Y a-t-il opposition ?
    Dans un autre beau livre, celui de Marc-Alain Ouaknin : "Zeugma", j'ai cueilli ce poème qui semble tellement proche du chant "Tanti suspiri" :
    "Où sommes-nous
    lorsque nous nous taisons ?
    Dans la blessure du vent ?
    Dans le frémissement des marges ?
    Dans le presque du peut-être ?...
    Où va le blanc quand la neige a fondu ?
    Minuscules riens
    dans le regard de la chouette,
    insupportable solitude
    de l'aile sans terre...
    Étranger à ta porte,
    je questionne
    le murmure du papillon
    Et j'implore l'obscur
    de me rendre la bouche
    où se terre l'exil
    de tes silences...
    Où ira le blanc quand la neige aura fondu ?"

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