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lundi 17 novembre 2014

Clair de lune (Chiardiluna)




Le texte que l'on va lire ici est un extrait de la première des quatre leçons qu'Antonio Tabucchi a données au Collège de France en mars 2003, sous le titre Clair de lune. Sélénophiles et sélénophobes dans la poésie européenne du vingtième siècle. Cette première leçon, rédigée directement en français, a été reprise dans le recueil Di tutto resta un poco [De tout il reste un peu] qui rassemble plusieurs textes critiques sur la littérature et le cinéma (l'ouvrage est paru après la mort de Tabucchi, en 2013 ; le titre est inspiré d'une poésie du poète brésilien Carlos Drummond de Andrade). Ce très beau texte sur la lune  a été traduit en italien par Veronica Noseda, et je l'ai donc retraduit ici en français, puisque je ne connais pas l'original français de Tabucchi.


L'espace de la lune

La lune des poètes : un lieu commun selon lequel la lune serait un privilège de la poésie, parce qu’il n’est permis qu’aux poètes d’entretenir avec la lune un rapport unique et spécial caractérisé par une intimité et un dialogue qui n’appartient pas au commun des mortels. 

Au-delà du stéréotype, la relation que les poètes ont depuis toujours entretenu avec la lune est en réalité bien plus complexe, comme est complexe la nature de ce corps céleste, qui de notre point de vue est un des plus extravagants de tout l’univers. Puisqu’il serait fastidieux de faire une énumération de la présence de la lune dans l’histoire de la poésie occidentale, je me contente de choisir, comme guide idéal de ce voyage dans l’espace, le poète qui est sans doute le plus lunaire dans toute la poésie moderne : Giacomo Leopardi. Celui qui a dialogué avec la lune (je dirais même qu’il a entretenu avec elle une relation épistolaire) en faisant d’elle à la fois une amoureuse, une confidente, une sœur, une mère putative et un témoin impassible de sa propre mélancolie et des malheurs des hommes. 

Dans la mythologie (je me réfère ici exclusivement à la tradition occidentale, et donc à la mythologie grecque), la lune occupe une place symbolique et métaphorique qui a laissé une trace indélébile dans notre culture. La lune joue dans les origines de l’Occident un rôle moins majestueux que le soleil (auquel par ailleurs elle s’oppose pour des raisons cosmologiques) : elle est plus proche de la terre, dotée d’une lumière plus faible, elle ne brille que la nuit, et l’une de ses faces est couverte de taches. Le soleil est l’œil du jour, la lune est l’astre nocturne d’où émane une lumière livide. Elle commande les forces nocturnes, elle n’appartient pas à l’espace de la lumière réservé à la vie diurne (celle pendant laquelle les hommes travaillent, interagissent socialement, font de la politique, font la guerre, produisent, construisent, etc.). Elle appartient à cet espace de la journée réservé au sommeil, éventuellement à l’amour et au rêve : en tout cas, à une dimension « autre », qui concerne la vie manifeste et observable. 




Les hommes ont découvert que la lune gouverne certains éléments de la nature : elle fait monter la sève dans les tiges, favorise la croissance des plantes, gonfle les mers. Et c’est à partir des phases de la lune que les hommes ont appris à scander le temps, comme le démontre par exemple le calendrier hébraïque. En outre, contrairement au soleil qui se montre aux hommes avec une certaine loyauté (dans le sens où il se lève et se couche avec la même apparence, en conservant toujours son aspect arrondi), la lune croît et décroît selon des cycles. La plupart des peuples antiques ont établi un parallèle entre les cycles de la lune et le cycle physiologique de la femme. Ce rythme vital qui s’impose aussi aux animaux marins et même aux océans a marqué profondément l’image que la civilisation humaine s’est faite de la lune. La science moderne nous confirme par ailleurs, en se basant sur des statistiques incontestables, le fondement des influences positives ou négatives que la lune peut avoir sur les organismes terrestres. Mais les choses deviennent plus intéressantes lorsque l’on constate que même les psychiatres ou les psychologues, autrement dit des chercheurs en sciences humaines qui ne disposent pas de preuves techniques (que seul le recours au microscope et aux autres instruments scientifiques permet d’obtenir), commencent à vérifier de façon expérimentale les effets que la lune peut exercer sur notre comportement. À ce propos, je me contente de citer le livre déjà célèbre du médecin américain Arnold Lieber (The Lunar Effect : Biological Tides and the Human Emotions), une œuvre de vulgarisation scientifique qui conforte les croyances et le folklore de diverses cultures. Par exemple, les légendes qui ont pris la dimension de la fable ou du mythe (comme celui du vampirisme) ont comme fondement des raisons ou des motivations tangibles. La lune influe sur le comportement, la psychologie, les sentiments et même les sens. Et cela les hommes le savent depuis longtemps. 

Mais le soleil n’exerce-t-il pas lui aussi une influence sur les hommes ? Bien sûr que oui. Les faunes de Picasso, qui poursuivent les nymphes avec le sexe dressé sur les plages de la Méditerranée, sont mus par l’ivresse totale du soleil le plus resplendissant. Et je me réfère à Picasso pour évoquer un artiste moderne qui dans ses œuvres exprime parfaitement les attributs que la mythologie grecque assigne à Phoebus, à Apollon, au soleil : la vigueur, la sensualité, l’élan vers la perpétuation de l’espèce, c'est-à-dire vers la procréation. Le soleil est associé au sang, qui est porteur de la vie, comme la couleur qui le représente, le rouge, en opposition à la lymphe blanchâtre ou incolore de la lune. L’opposition binaire des Anciens, de la mythologie grecque, est, sur ce point, parfaitement identifiable et compréhensible. Apollon, le soleil dionysiaque et furieux, appartient à la dimension de la reproduction et de la vie. La lune, nocturne et spectrale, devient la reine de l’Hadès. C’est Proserpine, l’épouse de Pluton, forgeron des Enfers. 




Mais la lune peut-elle se contenter de cette dimension, elle qui croît et décroît, elle qui apparaît et disparaît, elle qui est peut-être moins loyale, plus ambiguë et plus mystérieuse que ce soleil qui garde toujours la même apparence ? Peut-elle se contenter de ce rôle modeste de gardienne des Enfers, de reine des morts dans lequel voudrait l’enfermer la mythologie ? Bien sûr que non, parce que si d’un côté la lune gouverne la mort, de l’autre elle préside aussi à l’immortalité, elle symbolise le phénix qui renaît du néant, elle est associée au destin, c’est-à-dire à l’existence humaine qui croit toujours à une possible renaissance. C’est le rêve de l’homme : ne pas disparaître avec la fin de son existence corporelle. Et elle, la lune, occupe l’espace du songe, l’espace nocturne ; elle connaît des éclipses, elle peut annoncer la fin du monde, mais aussi sa renaissance. Et l’espace du songe est un espace plus grand que le ciel où brillent le soleil et la lune : pour les hommes, l’espace du songe est ce que l’on appelle l’infini, c'est-à-dire l’univers du possible. Et nous savons que l’univers du possible est l’abstraction la plus indépassable que l’intelligence puisse concevoir. Les astrophysiciens modernes nous apprennent que l’infini n’existe pas pour la simple raison que l’univers est fini. L’univers, nous assure-t-on, est une matière produite par une étincelle primordiale : le Big Bang. En tant que matière, il est en expansion dans le néant, et même s’il est incommensurable, il possède un périmètre, c'est-à-dire qu’il est fini. Et si l’univers est fini, il n’y a rien d’infini en lui à part l’imagination humaine qui a su concevoir le concept d’infini. Le paradoxe réside dans le fait d’avoir conçu l’idée des nombres infinis en mathématique pour mesurer un univers fini en physique. Mais l’infini ne relève pas seulement de la mathématique, il appartient aussi à la poésie, dans laquelle il occupe l’espace nocturne, là où toute impossibilité devient possible. Sur l’idée d’infini, abstraction et désir, aspiration et charme qui comme dans un tourbillon emporte l’intelligence, Giacomo Leopardi, le poète que j’ai choisi comme guide, a écrit en quelques vers sublimes son voyage vers ce Tout et ce Rien (« Toujours cher me fut ce mont solitaire... »), de la même façon qu’Homère dans L’Odyssée raconte le voyage d’Ulysse vers son Ithaque rêvée. 

Antonio Tabucchi  Chiardiluna  (in Di tutto resta un poco, Feltrinelli, 2013)  Traduction personnelle


Sur le même thème : (1)  et  (2)







Images : (1)  Felipe Andrade  (Site Flickr)

(2)  Lui G. Marin  (Site Flickr)

(3)  Roberta  (Site Flickr)

(4)  Enzo Cerminara  (Site Flickr)




5 commentaires:

  1. Enfance, nez levé. Je me souviens de la lune fidèle, enclose dans la douceur des ciels d'été...
    Ce fragment d'un poème de Patrice de la Tour du Pin :
    "Mais un tressaillement, imprenable en langage,
    Un indice de vie, presque de volupté,
    Qui s’en venait du fond des âges."
    (la Genèse )
    (Même si ces trois pages dédiées à la lune et au soleil - et ces photos- sont très belles.)

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  2. Je pense que c'est l'écrivain Arno Schmidt qui" profite" le plus de la lune. Aucune page sans qu'il ne souligne sa présence en l'appelant , par exemple :" le plat à barbe céleste" Et puis, ce texte que je viens de lire ce matin:" Il regarda le ciel parcouru de gros nuages sombres, derrière lesquels on voyait la lune faire de brèves apparitions, semblable à un visage de femme à sa fenêtre." Albert Cossery (Un complot de Saltimbanques).

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    1. Merci de ces intéressantes références, que je ne connaissais pas !

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    2. Si vous ne connaissez pas Albert Cossery, il vous faut lire pour commencer " Les oubliés de Dieu" pour entrer du mieux possible dans le monde de cet écrivain. Sa philosophie est on ne peut plus intéressante. Me voilà satisfait de vous avoir fait connaître un des écrivains que j'admire. Une fois n'est pas coutume !

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    3. Je connais Cossery, mais je l'ai peu lu ("Mendiants et orgueilleux", il y a déjà longtemps) ; je note le titre que vous indiquez pour une prochaine lecture !

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