"(Je me demande bien, par exemple, ce qu'a pu devenir Rinaldo Orfeo, le dompteur, membre de l'illustre dynastie italienne de gens du cirque, les Orfeo, et dont on voyait jadis les affiches, la nuit, sur les murs des faubourgs de Milan ou de Casalpusterlongo, torse nu, fouet en main, face au lion.)"
Plan général : entrée du Supercinéma Orfeo. Fabrizio en sort avec un ami en écharpe qui le tient bras dessus bras dessous et lui parle. (Ils viennent de voir le film de Godard, Une Femme est une femme)
[La séquence qui suit a été ajoutée après coup et tournée après le reste du film «Cette séquence a été tournée presque comme une plaisanterie, parce que je sentais le besoin d'un vide, parce qu'il me semblait qu'après la séquence trop forte où Fabrizio voit sortir Gina d'un hôtel avec un autre homme, il fallait ce que l'on appelle un anticlimax.» (Interview de Bernardo Bertolucci dans Filmcritica, numéro 156-157, avri-mai 1965) Le rôle de l'ami cinéphile, celui qui ne peut pas vivre sans Rossellini, est tenu par Gianno Amico, collaborateur de Bertolucci sur Prima della Rivoluzione et lui-même réalisateur de plusieurs courts métrages et d'un long métrage, Tropici (1968)]
Café billard – nuit
AMI. Moi, il me suffit qu'il soit arrivé à inventer une telle femme. Dans vingt ans, Anna Karina sera comme aujourd'hui pour nous Louise Brooks. Elle représentera une époque toute entière. J'ai raison ou j'ai tort ? Pour moi, c'est ça, le miracle du cinéma. Rien ne te donne plus le sentiment de 1946, par exemple, que le couple Humphrey Bogart - Lauren Bacall...
Plan américain de Fabrizio de profil, face à son ami, la figure appuyée sur la main, accoudé sur la table. On ne voit pas son visage.
AMI. (off) ...dans le Big Sleep de Hawks. Mais je suis en train de t'ennuyer avec mes discours. J'ai raison ou j'ai tort ?
FABRIZIO. Non, excuse-moi, je pensais à autre chose.
AMI (plan américain). Quand tu es entré au cinéma Orfeo aussi, tu pensais à autre chose. J'ai raison ou j'ai tort ?
Panoramique sur Fabrizio renversé sur sa chaise.
FABRIZIO. Écoute, je ne sais même pas quel film j'ai vu. Je suis entré comme ça, ça faisait une heure que je traînais dans les rues.
AMI (off). Moi, au contraire, je suis entré à six heures. Six et deux huit, et deux dix, je l'ai vu deux fois.
FABRIZIO. Il y a certains films que je ne supporte pas.
Panoramique sur l'ami.
AMI. Vertigo huit fois, Voyage en Italie quinze fois. Tu peux vivre sans Hitchcock et Rossellini ?
Panoramique sur Fabrizio.
FABRIZIO. Tu es un drogué ! Qu'est-ce que tu veux ce soir, faire mon procès ?
Autre plan de Fabrizio accoudé.
AMI (off). Vous dites que Resnais et Godard font des films d'évasion... (sur l'ami) Au fond, Une Femme est une femme est beaucoup plus engagé que tous les films de Lizzani et de De Santis, et dans un certain sens même de Franco Rosi.
FABRIZIO (souriant). Ah, mais tu es fou, mais si pardon, explique-toi mieux, sinon c'est que tu me fais marcher.
AMI (le coupant). Le cinéma est une affaire de style...
Plan des deux, assis face à face.
AMI. ...et le style est un fait moral. Tu ne me suis plus, qu'est-ce qui t'arrive ?
FABRIZIO. Je suis amoureux, voilà tout.
AMI. Ah bon, mais alors le problème devient de contenu... Il n'est plus de style.
FABRIZIO. Je m'aperçois que ça ne m'était jamais arrivé avant, je ne savais pas ce que ça voulait dire.
AMI. Raconte, allez.
FABRIZIO. Ça m'a bouleversé. Je ne comprends plus rien.
Plan de Fabrizio.
AMI (off). Tu croyais que l'amour était une superstructure, hein ? Alors qu'en vérité, une femme est une femme.
Autre plan de Fabrizio et panoramique sur l'ami. On entend à l'arrière-plan le bruit des joueurs de billard.
AMI. Il arrive des choses, dans la vie, desquelles le sens n'apparaît pas tout de suite, profondément, mais elles sont importantes, et même elles te changent. Un travelling aussi, par exemple, est du style, mais le style est un fait moral. Je me souviens d'un travelling circulaire de 360 degrés de Nicholas Ray, qui est un des lieux, je le jure, les plus hautement moraux, et par conséquent engagés, de l'Histoire du cinéma.
Plan de Fabrizio ; il dit quelque chose, mais l'ami le couvre.
AMI (off). Trois-cent-soixante degrés de travelling, trois-cent-soixante degrés de morale. J'ai raison ou j'ai tort ?
FABRIZIO. Je devrais peut-être rire, mais je ne peux pas.
AMI (sur lui). Je suis un raseur qui fait des listes de films, et le fait est que, ce soir, tu as besoin de rester seul, je dois t'avoir ennuyé.
Lent panoramique vers Fabrizio qui regarde dans le vide. Il se retourne et se lève.
FABRIZIO. Tu as peut-être raison. Je m'en vais.
AMI (off). Ciao !
Fabrizio sort du champ. Panoramique sur l'ami qui le rappelle.
AMI. Fabrizio !
Plan plus large du café. On voit le café et, au premier plan, des tables de billard. L'ami enlève son écharpe.
AMI. Prends mon écharpe. Il fait très froid dehors.
FABRIZIO (revient). Mais non, ça ne me fait rien !
AMI. Mais j'habite à deux pas. Tu me fais plaisir si tu la prends !
FABRIZIO (prend l'écharpe). Merci.
AMI. Ciao !
Fabrizio sort. L'ami fume. Puis il le rappelle.
AMI. Souviens-toi, Fabrizio ! On ne peut pas vivre sans Rossellini !
Il écrase sa cigarette. Plan rapproché de lui, grattant le sucre au fond de sa tasse avec sa cuiller. Cut.
[La séquence qui suit a été ajoutée après coup et tournée après le reste du film «Cette séquence a été tournée presque comme une plaisanterie, parce que je sentais le besoin d'un vide, parce qu'il me semblait qu'après la séquence trop forte où Fabrizio voit sortir Gina d'un hôtel avec un autre homme, il fallait ce que l'on appelle un anticlimax.» (Interview de Bernardo Bertolucci dans Filmcritica, numéro 156-157, avri-mai 1965) Le rôle de l'ami cinéphile, celui qui ne peut pas vivre sans Rossellini, est tenu par Gianno Amico, collaborateur de Bertolucci sur Prima della Rivoluzione et lui-même réalisateur de plusieurs courts métrages et d'un long métrage, Tropici (1968)]
Café billard – nuit
AMI. Moi, il me suffit qu'il soit arrivé à inventer une telle femme. Dans vingt ans, Anna Karina sera comme aujourd'hui pour nous Louise Brooks. Elle représentera une époque toute entière. J'ai raison ou j'ai tort ? Pour moi, c'est ça, le miracle du cinéma. Rien ne te donne plus le sentiment de 1946, par exemple, que le couple Humphrey Bogart - Lauren Bacall...
Plan américain de Fabrizio de profil, face à son ami, la figure appuyée sur la main, accoudé sur la table. On ne voit pas son visage.
AMI. (off) ...dans le Big Sleep de Hawks. Mais je suis en train de t'ennuyer avec mes discours. J'ai raison ou j'ai tort ?
FABRIZIO. Non, excuse-moi, je pensais à autre chose.
AMI (plan américain). Quand tu es entré au cinéma Orfeo aussi, tu pensais à autre chose. J'ai raison ou j'ai tort ?
Panoramique sur Fabrizio renversé sur sa chaise.
FABRIZIO. Écoute, je ne sais même pas quel film j'ai vu. Je suis entré comme ça, ça faisait une heure que je traînais dans les rues.
AMI (off). Moi, au contraire, je suis entré à six heures. Six et deux huit, et deux dix, je l'ai vu deux fois.
FABRIZIO. Il y a certains films que je ne supporte pas.
Panoramique sur l'ami.
AMI. Vertigo huit fois, Voyage en Italie quinze fois. Tu peux vivre sans Hitchcock et Rossellini ?
Panoramique sur Fabrizio.
FABRIZIO. Tu es un drogué ! Qu'est-ce que tu veux ce soir, faire mon procès ?
Autre plan de Fabrizio accoudé.
AMI (off). Vous dites que Resnais et Godard font des films d'évasion... (sur l'ami) Au fond, Une Femme est une femme est beaucoup plus engagé que tous les films de Lizzani et de De Santis, et dans un certain sens même de Franco Rosi.
FABRIZIO (souriant). Ah, mais tu es fou, mais si pardon, explique-toi mieux, sinon c'est que tu me fais marcher.
AMI (le coupant). Le cinéma est une affaire de style...
Plan des deux, assis face à face.
AMI. ...et le style est un fait moral. Tu ne me suis plus, qu'est-ce qui t'arrive ?
FABRIZIO. Je suis amoureux, voilà tout.
AMI. Ah bon, mais alors le problème devient de contenu... Il n'est plus de style.
FABRIZIO. Je m'aperçois que ça ne m'était jamais arrivé avant, je ne savais pas ce que ça voulait dire.
AMI. Raconte, allez.
FABRIZIO. Ça m'a bouleversé. Je ne comprends plus rien.
Plan de Fabrizio.
AMI (off). Tu croyais que l'amour était une superstructure, hein ? Alors qu'en vérité, une femme est une femme.
Autre plan de Fabrizio et panoramique sur l'ami. On entend à l'arrière-plan le bruit des joueurs de billard.
AMI. Il arrive des choses, dans la vie, desquelles le sens n'apparaît pas tout de suite, profondément, mais elles sont importantes, et même elles te changent. Un travelling aussi, par exemple, est du style, mais le style est un fait moral. Je me souviens d'un travelling circulaire de 360 degrés de Nicholas Ray, qui est un des lieux, je le jure, les plus hautement moraux, et par conséquent engagés, de l'Histoire du cinéma.
Plan de Fabrizio ; il dit quelque chose, mais l'ami le couvre.
AMI (off). Trois-cent-soixante degrés de travelling, trois-cent-soixante degrés de morale. J'ai raison ou j'ai tort ?
FABRIZIO. Je devrais peut-être rire, mais je ne peux pas.
AMI (sur lui). Je suis un raseur qui fait des listes de films, et le fait est que, ce soir, tu as besoin de rester seul, je dois t'avoir ennuyé.
Lent panoramique vers Fabrizio qui regarde dans le vide. Il se retourne et se lève.
FABRIZIO. Tu as peut-être raison. Je m'en vais.
AMI (off). Ciao !
Fabrizio sort du champ. Panoramique sur l'ami qui le rappelle.
AMI. Fabrizio !
Plan plus large du café. On voit le café et, au premier plan, des tables de billard. L'ami enlève son écharpe.
AMI. Prends mon écharpe. Il fait très froid dehors.
FABRIZIO (revient). Mais non, ça ne me fait rien !
AMI. Mais j'habite à deux pas. Tu me fais plaisir si tu la prends !
FABRIZIO (prend l'écharpe). Merci.
AMI. Ciao !
Fabrizio sort. L'ami fume. Puis il le rappelle.
AMI. Souviens-toi, Fabrizio ! On ne peut pas vivre sans Rossellini !
Il écrase sa cigarette. Plan rapproché de lui, grattant le sucre au fond de sa tasse avec sa cuiller. Cut.
(Extrait du découpage du film de Bernardo Bertolucci Prima della Rivoluzione, publié dans L'Avant-Scène Cinéma, numéro 82, juin 1968)
Source de la vidéo : Site YouTube
Je ne saurai jamais vous dire le plaisir de lire ce blog.
RépondreSupprimerMerci, Valérie !
RépondreSupprimerje découvre ce blog, j'ai une passion la peinture, en faisant des recherches sur mon "pittore"préféré, je découvre ces commentaires délicieux qui font si bien parler ces tableaux qui m'interpellent depuis si longtemps et puis ce clin d'oeil, Rossellini, c'est juste mon nom ..
RépondreSupprimerMerci de votre visite, signor Rossellini, et de cet aimable commentaire !
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