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samedi 20 mai 2017

L'affaire Vivaldi




L’affare Vivaldi [L’affaire Vivaldi], paru il y a deux ans en Italie aux éditions Sellerio (et malheureusement pas (encore ?) traduit en français), raconte l’extraordinaire histoire de la redécouverte des partitions manuscrites de Vivaldi, dans les années vingt du siècle précédent. L’auteur de l’ouvrage, Federico Maria Sardelli est musicologue et musicien (il a déjà consacré plusieurs ouvrages très savants à l’œuvre de Vivaldi, en particulier à ses concertos pour flûte), mais il devient ici romancier pour raconter de façon extrêmement plaisante la recherche de ces précieux manuscrits, en mêlant avec virtuosité les époques et en ménageant tout au long du récit un suspense haletant, sans jamais perdre de vue la vérité historique. 
Lorsque Vivaldi meurt le 28 juillet 1741 à Vienne, où il s’est réfugié pour fuir les créanciers qui l’assaillaient à Venise, il n’est plus le musicien à la mode fêté et adulé que l’on surnommait le "Prêtre Roux" ; sa musique n’est plus guère jouée et lorsque, tout de suite après sa mort, son frère tente de vendre à un collectionneur bibliophile les centaines de partitions manuscrites que le musicien a laissées à Venise, il n’en tire qu’un bien maigre profit. Dès lors, ces manuscrits vont passer de main en en main pour se retrouver finalement au début du vingtième siècle entassés dans le poussiéreux grenier d’un collège salésien à Borgo San Martino, dans le Piémont. C’est là que les deux personnages centraux de cette aventure, Luigi Torri, directeur de la Bibliothèque Nationale de Turin, et Alberto Gentili, compositeur et musicologue à l’Université de Turin, vont enfin les retrouver en 1926 pour permettre la redécouverte d’un génial compositeur, dont on ne connaissait plus que quelques concertos, dont ceux fameux des Saisons
Parmi les nombreux rebondissements qui vont conduire à l’élucidation de "l’affaire Vivaldi", on signalera tout particulièrement un savoureux entretien avec Mussolini, pendant lequel le Duce se lance dans l’interprétation catastrophique d’une romance, sur un violon ayant prétendument appartenu à Vivaldi, et une délirante intervention d’Ezra Pound, en pleine période d’exaltation fasciste, transporté par le génie italique de Vivaldi qu’il tient à faire connaître au monde entier, même s’il faut pour cela outrepasser ses compétences en matière de musicologie. 
Je cite ici, dans une traduction personnelle, un beau passage du roman, correspondant au moment où les précieux manuscrits ont été enfin récupérés et ramenés à la Bibliothèque de Turin ; Alberto Gentili va pour la première fois lire ces partitions abandonnées et plus jamais jouées depuis deux siècles : 

« La petite pièce était austère et poussiéreuse : une armoire pleine de vieux dossiers, un petit cadre avec la photo du roi, deux fauteuils défoncés, un vieux piano qui n’avait plus été accordé depuis des années, une faible lampe trop haute qui répandait sur toute la pièce une lumière triste et désolée. Il [Alberto Gentili] ouvrit le gros volume qu’il avait emporté et tenta de le placer sur le pupitre du piano. C’était impossible, il glissait et tombait à chaque fois : il était trop épais pour que le mince support en bois puisse le soutenir. Impatient d’entendre ces musiques et presque agacé, il se résolut alors à l’appuyer sur le couvercle. Cela le contraignait à se tenir debout de façon inconfortable, le dos vouté et les mains tendues vers le clavier, mais c’était sans importance : il devait jouer de toute urgence. 
Et il joua le passage qui avait peu de temps auparavant éveillé sa curiosité. Il chercha longtemps parmi les centaines de pages pour retrouver cette phrase. La voilà : In memoria aeterna erit justus. Éternel sera le souvenir du juste. C’était un fragment du psaume Beatus Vir, il se souvenait de la version de Mozart, mais il ignorait que Vivaldi l’avait lui aussi mis en musique. Il était surpris par le fait que l’œuvre était écrite pour trois voix, l’alto, le ténor et la basse, sans voix de soprano. Il commença à jouer, Andante molto, violons et altos seuls, début en canon, d’abord le premier violon, puis le second, suivi de l’alto. Chaque croche était surmontée d’un petit trait vertical, toutes détachées, comme des gouttes clairsemées qui commençaient à tomber. Au fur et à mesure que les instruments intervenaient, cette musique presque vide, raréfiée, s’emparait progressivement de lui et le bouleversait. C’était sublime, d’une douceur indicible, à la fois sereine et dramatique. Il tourna la page, et les voix arrivèrent : d’abord l’alto, puis le ténor, et enfin la basse ; ils chantaient ces paroles narquoises sur la mémoire : celui qui les avait écrites était mort depuis des siècles et personne ne s’était plus souvenu de lui. Il avait écrit ce sublime testament mais personne ne l’avait encore ouvert. Les croches tombaient goutte à goutte et de ses yeux commencèrent à tomber des larmes sur les doigts qui jouaient. 
"Professeur, on va fermer !" lui cria le gardien. 
"Oui, oui, j’arrive tout de suite !" répondit-il en se réveillant de l’éternité. »

Federico Maria Sardelli  L'affare Vivaldi, Sellerio editore Palermo, 2015  (Traduction personnelle)






Image : en haut, Francesco Guardi (1712-1793) Les Fondamenta Nuove avec la lagune et l'île de San Michele, huile sur toile, vers 1757.



6 commentaires:

  1. Émouvant et troublant. Combien de manuscrits de partitions, de toiles, de dessins dorment dans des vieux greniers ? Le texte cerne bien l'émotion accompagnant cette découverte. La musique est convaincante. La fin de vie de Vivaldi aussi triste que celle de Mozart...

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  2. Joie de suivre la musique et le chant sur cette partition

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  3. Merci beaucoup Emmanuel de m'avoir fait découvrir ce fort beau et très intéressant livre (une curiosité, en revenant à cette note pour vous remercier après l'avoir lu, je m'aperçois qu'elle est datée du 20 mai dernier, or j'ai acheté ce livre le 14 mai 2017 et ça faisait déjà un moment que je voulais l'acquérir. Comment cela est-ce possible ? Et je me crois obligé de préciser que je l'ai acheté parce que j'étais dans une librairie qui le détenait, mais que je ne l'ai pas commencé tout de suite, je ne lis pas si lentement que ça)
    Vraiment passionnant et pas trop difficile à lire même pour moi.
    Une question sur la langue elle-même : pour la énième fois j'essaye de comprendre pourquoi tout au long du livre, et y compris avec le Duce, les personnages se vouvoient, au sens strict (si danno del voi) alors que j'en suis resté à la 3° personne du singulier comme règle et au vous comme une relative rareté. Pourriez-vous m'éclairer sur
    cela ?
    Et une remarque, quitte à enfoncer des portes ouvertes : si l'antisémitisme d'état de la période fasciste est évidemment une sinistre réalité documentée dans ce livre par des cas bien concrets, l'aide active de l'armée italienne, notamment ici, en Savoie l.s., aux juifs fuyant les persécutions des administrations françaises et allemandes est une autre réalité dont témoigna encore l'une de ceux qui lui ont dû la vie sauve, Françoise Frenkel, dans son passionnant récit « Rien où poser la tête » récemment sorti de l'oubli.

    Encore merci pour toutes ces belles découvertes que vous nous permettez. Ma prochaine emplette sera, selon vos recommandations, pour « Il ragazzo selvatico » et « Le otto montagne ».
    PS : il neige pas seulement jusqu'en mai mais même en juillet sur les hauteurs du val d'Aoste et de Savoie dès 2500 m d'altitude, même un été par endroit caniculaire.

    Franck

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    1. Merci de votre message, cher ami ! Pour répondre à votre interrogation concernant la date de la note sur le livre de Sardelli, le mystère est facile à éclaircir : il m'arrive souvent de republier des messages anciens que j'aime bien et qui gisent dans les profondeurs des archives de ce blog ; cela leur permet de trouver de nouveaux lecteurs : c'est le cas de "L'Affare Vivaldi", publié une première fois en 2015 et que j'ai republié cette année...

      Pour l'usage du "voi", c'était une règle édictée par le régime fasciste qui avait interdit l'usage du "Lei" dans les échanges, le jugeant trop "efféminé" ("Lei" est aussi "Elle") ; le vouvoiement passait donc exclusivement par l'emploi du "voi", et Sardelli applique évidemment cette règle conforme à l'époque qu'il évoque dans son ouvrage. On a d'ailleurs réutilisé le "Lei" tout de suite après la chute du fascisme, et le "voi" est redevenu très vite rarissime en italien pour exprimer le vouvoiement ; on ne l'utilise aujourd'hui que pour le pluriel.

      Pour Cognetti et ses deux ouvrages, je pense que vous allez l'aimer puisque vous êtes un lecteur de Rigoni Stern et qu'il est une grande inspiration pour le jeune Cognetti. Je vous conseille de commencer par le "Ragazzo selvatico" (qui existe aussi en français), qui est vraiment la matrice autobiographique des "Otto montagne" qu'il vaut mieux lire après. Ce roman a obtenu récemment le prix Strega, qui est le Goncourt italien ; ça ne dit rien sur la qualité du livre, mais dans le cas précis, la récompense est fort méritée ! La traduction française paraîtra en septembre chez Stock, mais vous ne devriez pas avoir de mal à le lire en italien, surtout si vous avez déjà lu Rigoni Stern en VO.

      Encore merci pour votre passage !





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    2. Merci beaucoup encore. Je me félicite de vous avoir posé la question sur l'emploi du voi, j'ignorais totalement cela, vraiment très intéressant.
      Au prochain passage à Courmayeur j'achèterai le « Ragazzo selvatico ».
      D'ici là je continuerai à profiter des découvertes que vous nous offrez ici.
      Avec mes meilleures salutations.
      Franck

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