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mercredi 21 janvier 2015

Sonetti per Ninetto (Sonnets pour Ninetto)




C'est en 1971 et 1972, en grande partie pendant le tournage en Angleterre das Contes de Canterbury, que Pasolini écrit ces 112 sonnets, sur le modèle élisabéthain des Sonnets de Shakespeare. Tous ces poèmes sont adressés à Ninetto Davoli, l'acteur fétiche et le compagnon de Pasolini pendant près de dix années (en fait depuis leur rencontre en 1962, sur le tournage de La ricotta, Ninetto avait alors quatorze ans), qui venait de lui annoncer sa décision de se marier et de fonder une famille. Pasolini va donc rédiger dans un cahier d'écolier ces poèmes où il exprime son dépit amoureux, son désespoir, sa sensation d'abandon, sa rage jalouse contre l'usurpatrice, Patrizia, la fiancée de Ninetto, celle qui va l'entraîner sur les sentiers du conformisme social et amoureux. 
On ne peut évidemment pas savoir si Pasolini avait l'intention de publier un jour ces sonnets (ils ne paraîtront en Italie qu'en 2012, sous le titre L'Hobby del sonetto [Le sonnet comme passe-temps]), dont certains sont inachevés ou seulement esquissés, mais comme le dit René de Ceccatty dans la postface de l'édition française : « L'imitation des deux grands recueils de sonnets amoureux (de Michel-Ange et de Shakespeare) est évidente, explicite et semble indiquer qu'il sortait du registre de l'écriture privée. L'usage du "vous", assez rare en italien sous la forme désuète "voi", est un rappel du "thou" shakespearien et du "vos" provençal. Cette imitation implique une pose poétique qui laisse supposer que ces sonnets n'étaient pas réservés à un usage intime. Ils n'ont pas été envoyés à leur destinataire, de toute façon. ». 
On découvre en tout cas ici un aspect intime et autobiographique de la poésie pasolinienne qui relie ces sonnets aux poèmes de jeunesse frioulans, où était déjà abordé franchement le thème de l'amour homosexuel. Le lien qui a longtemps uni Pasolini et Ninetto ne se résume pourtant pas à l'attrait sexuel, certainement inexistant du côté du jeune homme, mais se caractérise par une amitié passionnée et protectrice, qui n'a jamais pris la forme d'une vie de couple gay, mais plutôt d'un attachement exclusif et un peu mystérieux, que le cousin de Pasolini, Nico Naldini, a bien exprimé dans ce beau passage de son ouvrage Come non ci si difende dai ricordi [Comme on ne se défend pas des souvenirs] (Cargo Editore, 2005) : « Ninetto montait dans la voiture et l'éclat de sa joie se reflétait dans les yeux amoureux de Pier Paolo. Gaieté spontanée au début, mais ensuite, comme il avait deviné combien elle était requise, il avait fini par s'adapter à une sorte de modèle d'insouciance innocente qui, par ailleurs, faisait passer au second plan le désir érotique. Si l'on avait demandé à Pier Paolo la raison d'un tel attachement, il n'y aurait pas eu de réponse. »




Ninetto résumera vingt ans plus tard leur relation en évoquant une sorte de fusion mystérieuse (« On était devenus un seul corps »). Cette relation a certainement changé par la suite de nature, mais elle ne s'est jamais interrompue, puisque Ninetto a continué à fréquenter Pasolini après son mariage, et a même donné à ses deux fils les prénoms de Pier Paolo et Guido (le frère de Pasolini, tué à la fin de la deuxième guerre, en 1945). Ils étaient encore ensemble le premier novembre 1975, la veille de la mort du poète, comme Ninetto le raconte dans le documentaire que Jean-André Fieschi lui a consacré en 1995, et que l'on peut voir à la fin de ce message. 
Je cite ici deux sonnets, d'abord le vingtième, qui transpose la rencontre de Pasolini et du jeune Ninetto, dans une atmosphère élégiaque proche de la poésie de Sandro Penna, que Pasolini admirait beaucoup. Le second sonnet cité est le dix-septième, mélancolique et résigné, avec son vers final qui est un adieu au bonheur. Les deux traductions reprises ici sont de René de Ceccatty ; elles sont extraites de la très belle édition bilingue des Sonnets, dans la collection Poésie / Gallimard (2012).


Ascoltate, Signore, questa storia estiva.
Era estate, presso antichi bastioni
e una grande fontana che si apriva
come un enorme macabro fiore su ubriaconi

clienti di puttane. Ed era notte. Giuliva
si alzò una voce alle spalle di un uomo ;
era la voce di un ragazzo. Lungo la riva
tra i rifiuti sparsi sotto quei torrioni

i due si presero a braccetto : e il viaggio 
della vita cominciò. Più che felice
il ragazzo era festoso ; e, inoltre, saggio.

Pareva che i due andassero per luoghi amici ;
ma non era così ; lieto il ragazzo lasciò l'uomo
presso una tomba, nel silenzio selvaggio.


Écoutez, Seigneur, cette histoire estivale.
C'était l'été, près d'antiques murailles,
Et une grande fontaine qui s'ouvrait
Comme une énorme fleur funèbre sur des ivrognes

Clients de putes. C'était la nuit. Joviale
S'éleva une voix derrière un homme ;
C'était la voix d'un garçon. Le long de la rive
Parmi les ordures répandues au pied de ces donjons,

Ils se prirent tous les deux par le bras : et le voyage 
De la vie commença. Plus qu'heureux
le garçon était festif ; et, de surcroît, sage.

Ils semblaient aller dans des lieux amicaux ;
Il n'en était rien ; le garçon abandonna gaiement l'homme
Près d'une tombe, dans le silence sauvage.





Mio Signore scugnizzo, niente al mondo
assomiglia al riso che vi brilla negli occhi,
quando volete : tanto che io non rispondo
più di nulla, né è il caso che lotti

contro la distruzione che voi operate in fondo
alla realtà. Ciò libera me e gli altri sciocchi
umani in grado di capirlo. Ma ora quel giocondo
vostro screditare tutto, non ha più sbocchi

liberatori nella mia anima contorta.
Lo guardo con la malinconia che prova
chi sa che non ci sarà ritorno.

Gli intrattenibili sorrisi sono di persona morta :
le feste hanno una ragione tristemente nuova.
La felicità riguarda un altro giorno.


Mon Seigneur garnement, rien au monde
Ne ressemble au rire qui brille dans vos yeux,
Quand vous le voulez : d'ailleurs je ne réponds
Plus de rien, inutile que je lutte

Contre la destruction que vous opérez au fond
De la réalité. Ça me libère et les autres imbéciles
Humains en mesure de le comprendre. Mais maintenant votre allègre
Façon de tout discréditer n'a plus

D’échappatoires dans mon âme tourmentée.
Je le contemple avec la mélancolie qu'éprouve
Celui qui sait qu'il n'y aura pas de retour.

Les sourires irrésistibles sont ceux d'un mort :
Les fêtes ont une raison tristement nouvelle.
Le bonheur concerne un autre jour.









Ninetto, le messager (1995)

8 commentaires:

  1. Que de belles pages ces jours derniers, belles et émouvantes, tanguant entre actualité, cinéma, littérature. J'ai posé mes valises - et mes cartons- dans un petit studio haut perché face aux toits de Paris, au ciel et ses nuages. Le soleil est au rendez-vous et dans la niche de mon ordinateur je vous retrouve et je vais lire lentement toutes ces pages récentes que je découvre ce matin et ouvrir les liens. Heureuse.

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  2. Passionnant document vidéo "Ninetto le messager". On entre dans la complexité de cet amour indéfinissable et profond. Ninetto est lucide, franc, émouvant. Pier Paolo Pasolini en surgit comme un être d'un autre monde, juvénile, décalé, fascinant. Un poète qui faisait éclore un monde intérieur plus fort que la réalité. Être son ami, cet ami était pour l'un et l'autre une joie, parfois une souffrance. Une joie et une souffrance.

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    1. J'aime bien le moment, vers la fin, où Ninetto dit qu'il vivait avec Pasolini vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sauf quelques heures. Jean-André Fieschi lui dit alors : "Parce qu'il avait aussi une vie un peu secrète..." Et Ninetto répond : "Certes. Comme tout le monde !".

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    2. Oui, très beau. Comme se moquer de l'absence de l'ami, seulement apparente. J'aime aussi quand il évoque le partage de la joie entre eux.Ce fut une belle traversée, fidèle.

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  3. Il revoyait la neige par ses yeux, ses yeux qui la découvraient pour la première fois ! Etre un même corps...
    C'est beau ! Et si ce n'est pas de l'amour...

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    1. "Et si ce n'est pas de l'amour..." ... ça lui ressemble beaucoup !

      Merci de votre passage !

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