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samedi 31 janvier 2015

L'Arbre arraché




Trois poèmes de Claude-Michel Cluny, qui est mort le 11 janvier dernier ; il y évoque le cycle de fresques réalisées par Piero della Francesca dans le chœur de la chapelle Bacci, dans la basilique Saint-François d'Arezzo : La Légende de la Vraie Croix. Il est question ici du premier épisode, les Adamites :

I  L'arbre dressé dans l'arcature, à droite, sépare les moments derniers d'Adam de l'ensevelissement. 
Plusieurs fois le crépi s'est abîmé, entraînant des pans de la fresque.

Comme si cela s'était passé très haut
dans le temps inaccessible
sous le plus grand arbre défolié par la peur
pour moitié arraché au mur 
— avec le ciel pur
les nuages ne bougeant barques dans le bleu,
eau d'hiver —
temps abstrait et doux aimé des Adamites nus
vêtus de leur seule beauté...
Ombres d'ambres !
(autrefois inaccessibles
sauf aux prélats, à la cohorte d'officiants
— est-on seulement sûr qu'ils y portaient les yeux ?)
Que comprenaient-ils
à cet arbre prémonitoire comme un cri
jailli longtemps après de la bouche du mort,
mis là tout au centre
avec cette fille en croix
qu'avant ses frères son père engrossa,
Ève trop lasse de cette famille
qui n'en finit pas,
Ève usée comme une robe de lin.
Si haut qu'il faut prendre un peu de recul
ainsi qu'on se cambre pour admirer la nuit,
la splendeur nue et tant d'astres morts
mêlés aux vivants.









III  Seth a glissé dans la bouche du mort les graines de l'Arbre de la connaissance, apportées par Michel, l'Archange.

L'immobile cri de l'arbre
jaillissant
de la terre qui déjà emplit la bouche d'Adam
— sourions des graines que l'Archange accepta
de remettre à Seth, et qui feront refleurir
le beau péché de sagesse.
Le cri vide la gorge de la femme...
(Par deux fois les peintres
recomposèrent les manques.)
Sèche et lasse main d'Ève,
qui invente une tendresse
pour ce qui s'achève
et leur
demeure incompréhensible !
Il faut apprendre à vivre le temps nu
d'être seul
entre tous
dans les pierres et le vent
Apprendre à supporter le poids soudain du Temps
creusant le corps émacié
(Songe-t-elle à l'incompréhensible
immobilité d'Abel ?),
à connaître cette profondeur
que nous accorde la mort
dans la communion du sol,
apprendre l'étroit passage des heures
ignoré jusqu'alors par la tribu.

Race parfois belle parmi d'autres,
le soir invente ta mémoire.






V  dans sa marche vers l'espoir, l'apaisement de l'ombre, l'invention de la fin du Temps.

De la vive,
très lente déchirure,
source d'eau limpide
où vivre se désaltère,
naît l'idée
que l'éternité se meurt.
Merveille neuve jaillie
de la pure absence
Et toi seule
anime toute beauté !
Le peintre interroge
la fragile plénitude
Il renoue (figure de gauche en haut)
la chlamyde verte.
Transparence
Mémoire de l'eau
où se formèrent les songes
Mémoire de la chair altérée...
Est-ce Irad
beau de tant d'incestes,
en marche vers l'absence du père ?
À l'épaule de l'éphèbe
(amant aussi de son frère ?)
le crépi tombé
arraché pour la seconde fois
agrafe l'aile d'un ange —
l'air s'éclaire,
passage de la splendeur.

Claude-Michel Cluny  Poèmes d'Italie, Editions de La Différence, 1998 













1 commentaire:

  1. Comme si une fête païenne submergeait la légende chrétienne. et il faut que ce soit pour la mort d'Adam à laquelle je n'avais jamais songé. Symbole du désir d'homme en Dieu, symbole du désir de femme pour l'Adam qui s'ennuie. et puis ce péché originel bien mystérieux à l'approche des fruits de l'arbre du bien et du mal. Là tout s'obscurcit et l'homme devient seul, séparé de Dieu. Donc il meurt. Et les jeunes adamites magnifiques passent, gracieux, pulpeux, innocents. La douleur, le creusement du cri, la vieillesse c'est pour Eve, l'ancienne.
    Claude-Michel Cluny comme tous les poètes était déjà passé par la mort, bien avant ce 11 janvier dernier. Il laisse une œuvre considérable portant en elle ces graines de vie (évoquées dans le poème). Un grand poète païen, plume éclose, qui cherche en Delphes la clé des mystères. le messager céleste qui veille sur le tombeau d'Adam, cet arbre arraché, dissous dans la lumière. Tout un monde incertain, oublieux et charnel délicatement touché par Piero della Francesca. Quelle lumière ! Douleur et douceur, extrême solitude et temps d'une rose.Brume des chants.

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