"Los ojos que del ínfimo
elemento
originaron su común defecto
lloren ciegos y ríndanse mortales."
N’étant que
changement le fleuve ne change pas, même s’il se fait estuaire ou devient
carrément océan, jeune ou vieil, et ses flots toujours plus agressifs.
D’ailleurs il coule hors sujet, pour ce petit traité qui ne s’y risque pas, non
plus qu’à rêver d’aborder sur son éventuelle et presque inimaginable autre rive. Les précaires établissements de son bord familier, en revanche, ne
cessent de s’étendre, comme une sorte de lèpre, en amont, en aval, multipliant
leurs pontons de fortune, les palissades de vieilles planches de leurs chétives
fabriques, les biefs ratatinés de leurs jardinets de misère. Changement à
vue : ce n’est plus l’Ebre, ce n’est plus le Duero, ni le savant Mondego,
ni l’Oronte des chevaliers ; c’est le Niger ou le Brahmapoutre. Mais il y
a mieux, ou pire : les bords ne sont plus une mince couche d’habitations
précaires et de vergers épouvantails, plaqués contre un remous beige
inexplicable, dans une lumière immarcescible. L’étroite colonie, qui s’est
tellement allongée, s’est aussi terriblement élargie, vers l’intérieur des
terres.
Le bord des larmes, tout en conservant ses particularités curieuses, sa
phénoménologie glébeuse, sa logique irréconciliable, son climat scandé par les horloges
et ses après-midi que cadencent les baromètres, est en train de devenir une
contrée comme une autre, avec son intendance approximative, ses routes qui
courent tout droit vers les massifs montagneux et les forêts, ses services
administratifs tatillons et ses corps constitués. Alors que l’on ne s’y rendait
guère qu’en villégiature, jadis, pour les fins de semaine ou pour la belle saison,
et bien que les heures, nous l’avons vu, n’y soient faites que d’instants qui
paraissent ne communiquer qu’à peine, par les fonds, et les mois de précipices
individuels, c’est maintenant un pays qu’on distingue difficilement de ses
voisins, sinon qu’il est peut-être d’une vérité plus forte, au point qu’on se
demande si ce ne sont pas eux qui l’imitent. Le niveau de vie ni la vie même
n’y sont pourtant bien enviables, apparemment. On y passe toute l’année dans de
frêles villas construites pour n’être habitées que l’été, comme feraient des
gens qu’une guerre mondiale aurait surpris aux bains de mer ; et dès les
premiers grands vents le sable entre dans les chambres, dans les livres et dans
les yeux.
Renaud Camus Le Bord des larmes Editions P.O.L, 1990
Images : en haut, Renaud Camus (Site Flickr)
au centre, Julio Codesal Santos (Site Flickr)
Lisant ces lignes je pense à une pensée de Borges dans "Le livre de sable" :"Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps."
RépondreSupprimerCe rapport au fleuve et ces photos donnent une impression d'immobilité comme dans cette autre page de Borges : "...étonnement de ce miracle / qu'en dépit d'infinis hasards / et gouttes que nous sommes / du fleuve d'Héraclite / quelque chose puisse durer en nous / immobilement..."
Quelle triste disparition... "Aux mots de minuit", il y a quelques semaines, Paul Otchakovsky (P.O.L.) évoquait son film :
RépondreSupprimerhttp://www.dailymotion.com/video/x6b869x
Merci de ce lien fort intéressant. Pour y accéder directement : cliquer ici
SupprimerPaul Otchakovsky, Bernard de Fallois, Aharon Appelfeld...
RépondreSupprimerLa littérature frissonne ce jour...
Merci pour le lien direct.
"Sept pastilles de marbre, quatre noires et trois blanches, de manière à figurer la position que l'on appelle au go le Ko ou éternité."
RépondreSupprimerDans quel livre ouvert et photographié, avez-vous trouvé la clé de l'énigme ? pourquoi, sur la photo juste au-dessus, les couleurs sont-elles inversées ? Est-ce égal que les pastilles s'assemblent en noir ou en blanc ?
C'est passionnant. Merci.
Le livre, c'est "La Vie, mode d'emploi" de Perec, édité pour la première fois dans la collection que Paul Otchakovsky dirigeait chez Hachette ; c'est cette page qui lui a donné l'idée de son logo quand il a créé sa propre maison d'édition en 1983.
SupprimerL'inversion des couleurs et le fond noir, je pense que c'est pour indiquer que la maison d'édition est en deuil...
Saisissant...
SupprimerToujours juste, EF. Merci.
RépondreSupprimerMerci à vous ! Quoi qu'il en soit, il restera toujours ces textes magnifiques et quelques-uns pour les lire ou les relire, ne serait-ce qu'au hasard de la visite d'un blog...
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