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jeudi 13 septembre 2012

Les vagues brisées



"Amavo sopratutto la luce i colori 
i fiori e lo slancio 
e i palpiti e il canto.
Amo molto ora 
anche l'ombra 
(l'ombre lunghe e preziose della sera) 
il grigio delicato e i rami secchi. 
E le cose lungamente pensate 
e non dette 
e il non sapere 
e il ristare. 
E il silenzio leggero, 
il dolce silenzio 
che alla morte somiglia." 

Filippo De Pisis Vecchiaia






Les dernières années de la vie de Filippo De Pisis ont été particulièrement tristes. Souffrant de troubles maniaco-dépressifs, il n'a plus guère quitté sa chambre de la clinique neurologique de Brugherio, près de Milan. Giovanni Comisso raconte ici sa toute dernière visite au peintre, en décembre 1952 :


Je lui rendis à nouveau visite. On m'avait dit de faire semblant d'être malade, de porter une écharpe autour du cou comme si j'étais souffrant, de lui dire que tous nos vieux amis étaient aussi en mauvaise santé ; l'idée de n'être pas le seul à souffrir lui aurait peut-être apporté un peu de réconfort. Mais quand je me retrouvai dans sa chambre lugubre, il ne me sembla plus nécessaire de jouer cette comédie. Il n'avait rien perdu de son génie de la conversation, sa mémoire et son ironie étaient intactes. Il se souvint que Panzini, dont il avait été l'ami, était allé habiter à Bellaria, dans une maison proche de la voie ferrée, constamment secouée par le passage des trains, pour la seule raison qu'il s'y trouvait autrefois une auberge dans laquelle Garibaldi avait séjourné. Il exerça son ironie sur De Chirico, en évoquant leur première rencontre à Ferrare. «C'était au moment, dit-il, où De Chirico avait commencé à apprendre à dessiner de manière convenable.» Il me dit qu'il s'était remis à lire Les Fiancés [I Promessi sposi] et «bien que fort mal écrit, c'était tout de même un très beau livre.» 

Il était assis, se tenant bien droit, les épaules maigres, le visage ceusé, les yeux mi-clos, on avait l'impression qu'il avait soixante-dix ans [nous sommes alors en 1952, De Pisis a cinquante-six ans]. Cette chambre ne ressemblait pas à ses ateliers d'autrefois, remplis de toiles retournées au pied des murs. Il alla chercher au-dessus d'une armoire l'un de ses derniers tableaux, comme s'il s'agissait d'un objet hors d'usage que l'on aurait entreposé là, et il me dit : «Que veux-tu, il n'y a pas de lumière dans cette chambre, et je je suis obligé de faire des tableaux en noir et blanc. Ici, je ne peux plus voir les couleurs.» Je m'aperçus que ses mains ne tremblaient plus, comme dans les récentes années de sa maladie ; elles étaient à nouveau calmes, potelées, et d'une douce blancheur, comme revêtues d'un duvet d'oiseau. Il prenait grand soin de ses mains, et il aimait les mettre en valeur en arborant des bagues très voyantes. Maintenant, il n'en portait plus qu'une seule, en argent. Je lui dis que j'étais heureux de retrouver ses mains d'autrefois, mais je m'étonnai de ne plus y voir ses fameuses bagues. Je lui demandai ce qu'était devenue sa bague ornée d'une pierre sur laquelle était gravé un petit nu, qu'il appelait Le berger d'Arcadie et qu'il utilisait comme sceau au dos des enveloppes de ses lettres. Il ne me répondit pas, mais me parla plutôt de l'un de ses tableaux qui portait le même titre, et qu'il avait peint à Paris ; il aurait bien aimé savoir ce qu'il était devenu. Il avait la sensation de vivre uniquement dans ses œuvres, et cela me réconforta. 

Au moment de nous séparer, il regarda les murs nus de sa chambre, et la tapisserie aux fleurs délavées, comme celle que l'on retrouve dans les hôtels les plus modestes. Lui qui dans tant de demeures, presque partout dans le monde, procurait la joie de poser le regard sur ses tableaux, et d'oublier ainsi les désagréments de la vie, c'est dans ce triste décor qu'il devait passer le restant de ses jours. Et il semblait considérer sa chambre de reclus comme l'une des nombreuses bizarreries qui avaient accompagné sa vie aventureuse. Il n'avait aucun désir de sortir de cette clinique, de retourner dans sa demeure vénitienne, de pouvoir guérir et de reprendre le cours de sa vie fatale et sublime d'autrefois ; en fait, il avait fini par se complaire dans cet enfermement, comme quelqu'un qui, empêtré dans les rouages d'un implacable engrenage judiciaire, passe d'un procès à l'autre, d'une prison à l'autre, certain désormais de ne plus jamais retrouver la liberté. Cela semble impossible, mais rien dans le monde n'est plus prêt que l'âme humaine à s'adapter à un mode de vie totalement opposé à celui qu'elle a précédemment suivi, et cela vaut aussi pour les esprits les plus irréductibles et les plus rebelles.  Il s'aperçut que je pleurais, je pleurais déjà sur sa mort et sur la fin de notre amitié, mais il se montra plus fort que moi en me reprochant cette faiblesse inutile. Au moment de prendre congé, il m'accompagna jusqu'aux escaliers et, dans le couloir, nos pas s'accordaient comme lorsque nous arpentions, sûrs de nous et heureux, les rues de Paris et de Cortina ; on aurait pu croire à ce moment-là qu'il s'apprêtait à sortir avec moi pour retourner à notre vie merveilleuse. Il me dit alors, comme s'il se séparait de moi : «Reviens vite.» Et il était passé pour toujours de l'autre côté du mur.

Je descendais tristement les marches et, comme une soudaine révélation, je songeais que nous n'étions que des vagues magnifiques, toujours sur le point de se briser et de s'écrouler sur le rivage.

Giovanni Comisso Mio sodalizio con De Pisis Ed. Neri Pozza, 2010 (Traduction personnelle)






Images : en haut, Filippo De Pisis San Sebastiano, 1947 

en bas, Filippo De Pisis Natura morta marina, 1929



1 commentaire:

  1. Comme c'est terrible la séparation de ces deux-là qui déjà sont sur cette frontière où la vie laisse aller la mort...
    Et cette peinture en noir et blanc... pour lui privé de lumière.
    Cette page me rend triste comme si, parfois, dire adieu à un ami donnait un goût de terre dans la bouche.

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