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samedi 12 janvier 2013

"Cor tibi magis Sena pandit"




Aujourd’hui encore, après tant de fois où cela s’est répété, je ne sais ce qui me rappelle impérieusement à Sienne et me fait aussitôt m’en éloigner. La ville appartient à ma première adolescence mais berce aussi mes rêves survivants d’homme mûr. A quoi vais-je obéir en montant dans le car qui, dépassé les maigres bois de pins, s’enfonce dans la Toscane profonde – à la mémoire, à l’espérance, à une complaisance douloureuse ou au plaisir ? Je ne puis répondre. Je souffre et m’exalte à la fois tandis qu’au long du ruban ondulé de la route – la Cassia encore romaine – notre région devient toujours plus vaste et clairsemée, et en même temps plus ferme en cette verte campagne, en cette terre ocre. Dans le lointain, tout cet espace vire et s’estompe en bleu et violet quand nous l’observons depuis les bastions ou les hautes maisons de Sienne. A la fois et indistinctement, toujours plus réel et plus onirique. Pour moi qui descend de la région de Florence, il n’est matière plus certaine, plus nette, nullement illusoire que ces terres en jachère et ces maisons vigoureusement équarries, tout ensemble rustiques et raffinées ; et rien n’est plus immatériel que tout cela se sublimant dans les marbres et les briques de Sienne. Ainsi la ville paraît-elle intime et lointaine en sa propre région ; elle peut à la fois donner une sensation de terre et paraître entourée par le vide et le vertige.

Les jours de marché, la Via di città, la Castarella et tous les environs du Campo sont bondés de métayers, de courtiers et de marchands qui portent au cœur de la ville l’odeur de la campagne rude et forte. Les Siennois, éminemment urbains, ne leur épargnent pas quelques railleries, mais la présence des campagnards entre les murs nobiliaires et les monuments quasi fantasmagoriques semble pourtant naturelle ou tout au moins inévitable. Mais ensuite, quand le soir est tombé, quand la ville, libérée des sombres aspects et de la fête de ses architectures, s’allège dans l’air à peine nocturne et que les campagnards s’en sont allés dans les cars bondés ou dans ces trains débonnaires qui démarrent à contrecœur en bas, sous les pentes, l’imagination peut à nouveau, entre les édifices demeurés taciturnes et solitaires, inventer autour des murs un espace irréel et infini, habité par des hommes bien plus chimériques que ceux vus auparavant. En général, c’était l’heure où enfant je sentais comme un secret courant d’air me paralyser et me glacer le sang, où mon esprit exalté revenait à certaines images de l’art siennois qui me paraissaient alors exprimer plus que d’autres ce vertige intime : la chevauchée mystérieuse, solitaire de Guidoriccio da Fogliano s’associait immanquablement à mes pensées ; cette lande entre les forteresses devenait alors la campagne environnante et cette fable toute la vie, son essence, sa fièvre.



Cependant, même en plein jour, l’après-midi, le silence est parfois si haut et la lumière qui cogne sur les pierres, sur les marbres, sur les briques incandescentes si éclatante que les sens ne peuvent les supporter – alors l’imagination effrénée vole vers des mirages, à tel point qu’on est souvent poussé vers les portes pour chercher un réconfort dans la couleur dense et concrète de la terre, dans le vert vraiment vert de l’herbe. Terre et herbe si proches que l’on peut, comme cela m’arrivait quand j’habitais Provenzano, avoir d’un côté de la maison un à-pic campagnard et de l’autre une très dense architecture urbaine.

Ici naissent fatalement d’étranges passions et de grandes manies et l’on ne peut vivre autrement que dans une subtile folie. En effet, la ville est pleine de types extravagants, d’hommes inquiets, attristés par de petits tracas ou exaltés par la vanité ou l’ennui. Quand ensuite viennent les jours du Palio, tout cela explose partout sous une forme qui paraît inconcevable à qui n’est pas d’ici ou n’y a jamais demeuré. De la femme, ce que je pourrais observer aujourd’hui restera toujours dominé par certaines apparitions froides, sublimes et intangibles que je voyais alors passant par ces rues ou montant par quelques-unes de ces rampes escarpées. C’étaient – mais il eût été impossible alors de penser à cette pluralité, chacune semblait absolument unique – c’étaient en général de très grandes jeunes filles avec quelque chose de malsain dans leur pâleur excessive, dans leur pas rapide mais fragile ; autour d’elles régnait une solitude si profonde qu’elles paraissaient vivre entourées de leur pure irradiation, ni plus ni moins que les vierges de la peinture à fond d’or.



Aujourd’hui, certes, je ne pourrais retrouver ce jeu, je ne suis plus de la partie ; et c’est là une ville où l’on ne peut vivre en étranger. En repartant, on passe la porte qui dit : Cor tibi magis Sena pandit... (1) A condition que notre cœur aussi se soit ouvert. En sortant, on quitte un monde, un royaume distinct de l’âme comme une étrange corniche du purgatoire et l’on rentre dans l’aventure ordinaire de la vie.

(1) Devise de Sienne inscrite sur la Porta Camollia, la porte principale de la ville : Sienne t'ouvre grand son cœur.

Mario Luzi Trames Editions Verdier, 1986 (traduction : Philippe Renard et Bernard Simeone)





Images : en haut et au centre Pedro Prats (Site Flickr)

2 commentaires:

  1. Peut-on espérer que Trames (épuisé depuis de nombreuses années) redevienne à nouveau disponible ? Ci-après, un lien vers un autre extrait de Trames (sur TdF)

    http://bit.ly/VpF5nV

    Cù l'amicizia
    Anghjula

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    Réponses
    1. Ah oui, c'est bien dommage, d'autant plus que l'édition italienne est elle aussi depuis très longtemps indisponible ! L'extrait que vous citez ("Près de la reine de Saba") me rappelle ce passage de "Figures de silence" de Bernard Simeone...

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