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samedi 17 février 2018

La Corse des solitudes





Un deuxième extrait de Vers l'invisible, le tome du Journal de Julien Green dans lequel il raconte son séjour en Corse au mois d'août 1958 :

Hier à Poggio d’Oletta. On traverse Oletta et on monte. On arrive à un village où il y a deux églises côte à côte, toutes deux du dix-huitième siècle, pauvres et belles. Nous sommes dans le premier des trois villages qui composent Poggio et il faudra grimper pour voir les deux autres. Une vue immense, de longues collines, des vallées inondées de lumière, avec des hameaux gris, blancs et roses dispersés çà et là. Nous montons encore pour atteindre le tout dernier village, Poggio-le-Haut. Il donne l’impression d’avoir mille ans et plus, avec ses maisons de pierres grises et noires et ses rues qui ont le roc pour pavé. Nous en suivons une qui serpente et se dirige simplement vers le ciel : tout au bout, en effet, il y a le ciel. J’en ai reçu une sorte de choc, mais tout m’a frappé dans ce village étrange et fascinant. En voyant ces rochers sortant de terre sous nos pieds, cette pierre usée et polie par les pas de milliers d’hommes et de femmes, j’ai essayé de voir les choses par les yeux des gans d’ici. De son enfance jusqu’à sa mort, l’habitant sait qu’il y a une roche de telle forme entre la dernière et l’avant-dernière maison. Rien ne bouge ici, rien n’est nouveau. La maison, c’est du rocher, c’est encore de la montagne. A Paris où tout change et se dérange et se défait, nous ne savons plus où nous sommes et le sol fuit sous nos pieds, mais à Poggio tout est immobile à jamais. Il doit y avoir chez les gens de ce village un sens de l’éternité dont ils ne se rendent pas compte. Combien d’entre eux ont jamais fait le voyage de Saint-Florent ? N’ai-je pas connu des Vénitiens qui n’avaient jamais quitté Venise ? En redescendant, nous nous arrêtons au second Poggio. C’est bien autre chose. Une rue étroite et fraîche, puis de petites places carrées qui se commandent les unes les autres comme les pièces d’un appartement. En s’y promenant, on a l’impression d’être chez quelqu’un qui est sorti. Personne. Dans une fenêtre, une colombe blanche sur le rebord de pierre, contre le grand fond noir de la salle vide. Les belles demeures sévères nous regardent. Pas un son. Un petit chat couleur de fumée joue sur les marches d’un perron. Un enfant de quatre ou cinq ans nous considère en silence. 





A l’église d’Oletta où j’entends la messe, le dimanche, les hommes se tiennent au fond, près de la porte, absolument immobiles. On ne les entend pas, mais ils sont là, un peu comme des arbres, ils ont cette dignité qu’ont les arbres. Ce sont sans doute les êtres les plus mystérieux que j’aie connus. On a l’impression que le village est sauvé en bloc, comme une seule personne. Partout une propreté sans défaut. Ce n’est ni le Midi de la France, ni l’Italie, ni l’Espagne, c’est la Corse des solitudes.

Julien Green  Vers l'invisible, Journal 1958-1967  Editions Plon, 1967







Images : (1) Simon Massicotte  (Site Flickr

(2) et (3) merci à Stéphane Lagarde  (Site Flickr)



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