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vendredi 2 octobre 2015

Le Consentement à l'amour (ou Serenata in vano)




Que les yeux ne voient rien de ce que l’esprit ne peut nommer : en ce sens, et surtout dans le domaine de l’art, il n’existe pas de pure perception rétinienne, non plus d’ailleurs qu’auriculaire. L’image et le son n’ont pas de réalité s’ils ne sont immédiatement un concept, quand bien même celui-ci serait-il un peu flou, pauvre, erroné, temporaire ; s’ils ne rencontrent un langage, soit-il inadéquat, une convoitise ou bien une aversion. Il n’y a pas de jouissance esthétique de bonne qualité qui ne s’appuie sur de la connaissance, et sur du désir. La simple disponibilité ne suffit pas ; encore la faut-il consciente, active, ou pour le moins qu’elle repose sur des désirs anciens, sur une attente qu’on pouvait croire apaisée, peut-être, mais qui demeurait insatisfaite ; sur un savoir en suspens. 




Vous marchez dans une ville avec quelqu’un qui ne s’intéresse pas du tout à l’architecture, par exemple, à l’histoire, à l’archéologie. Or, que cette personne ne trouve rien de particulièrement intéressant aux monuments pourtant les plus remarquables, ce n’est pas assez dire : elle ne les voit pas, elle ne les distingue en rien de ceux qui les entourent, les rues sont pour elles un à-plat que les vitrines seules, éventuellement, ou les autres passants, parviennent à diversifier quelque peu. A cent reprises m’a-t-il été donné d’observer, pour ma part, des gens qui traversaient pour la première fois de leur vie la place du Panthéon, à Rome, en route vers les cafés de la place Navone ou les restaurants du corso Vittorio-Emmanuele, et qui n’y auraient rien remarqué qui pour eux sortît si peu que ce soit de l’ordinaire, qui n’auraient jamais songé à ralentir le pas, qui n’auraient jamais envisagé de s’interrompre au milieu d’une phrase si, peiné pour eux, peiné pour le Panthéon, peiné pour moi, je ne saurais dire, je ne leur avais doucement touché le coude, et désigné du menton le portique et sa porte de bronze. 




La beauté, dans l’art, à moins qu’elle ne s’accompagne de caractères emphatiques qui ne lui sont pas spécifiques, l’énormité, l’immensité, la somptuosité, la bizarrerie, l’éclat, la beauté ne peut pas s’imposer par elle-même, indépendamment de la moindre notion de son registre, chez qui la rencontre, et de toute appétence. Nous sommes bien loin du temps, d’ailleurs peut-être mythique, de toute manière, où tel bouvier de l’Attique, arrivant dans Athènes, poussant ses bêtes, pouvait s’émerveiller entre toutes des statues de Phidias, sans que personne ait dû lui signaler leur splendeur, leur éloquence ou leur gloire. Qui ne sait rien de la peinture, il regarde trente secondes Les Noces de Cana ou La Mort de Sardanapale, et croit en avoir tout vu. Et de fait, regarderait-il plus longtemps, il n’apercevrait rien de plus. Moins on a de lumières dans un art ou dans un autre, plus rapidement on croit avoir fait le tour de ce que les œuvres ont à offrir. 




Il faut être un visiteur prodigieusement éclairé, familier d’autre part des villes voisines et comparables, pour se risquer à visiter une cité nouvelle, inconnue, sans le secours d’un bon guide et d’informations sûres. Tout intime qu’on puisse être de Lucques, de Florence, de Pise et de Pistoie, de San Gimignano, de Sienne ou de Massa Marittima, nous ne saurions douter que se déroberont à nous beaucoup des plus précieuses séductions de Volterra, si quelque expert, livre ou compagnon, ne nous pilote entre ses murailles. On trouvera mal choisi cet exemple, et ne s’appliquer guère aux tableaux, aux statues, aux symphonies, aux poèmes et aux romans, qui paraissent s’offrir tout entiers à l’investigation vigilante, sans escaliers dérobés, sans ruelles pentues qui feintent les barbacanes pour vous conduire en trois épingles à cheveux vers des campagnes semées d’insoupçonnables ruines antiques, sans merveilles derrière des porches clos, dont la clef ne s’obtient qu’auprès de la gouvernante de l’archiprêtre... Et pourtant, même s’agissant de l’art qui semble le plus candidement offert, et le mieux adhérer à l’apparente simplicité de sa surface, encore faut-il savoir quelles questions se poser, lui poser, quelles curiosités chercher à satisfaire, quelles prouesses admirer, quelles jouissances débusquer. 




Beaucoup de l’art contemporain, surtout plastique, exaspère jusqu’à la caricature cette impopulaire constatation, et, minimal en effet, paraît ne proposer plus que des occasions d’exégèse et des motifs à tours de force critiques, d’autant plus admirables chacun que leur prétexte visuel est plus aisément descriptible, plus immédiatement cernable. Et sans doute y a-t-il eu de ce côté-là, d’évidence, force méchants canulars et trop patents abus ; mais le principe inspirateur d’un tel mouvement n’était pas faux, ni ses leçons sans portée, qui tendaient toutes à multiplier l’attention, à l’intensifier toujours, à l’informer sans cesse, même et d’abord à propos de ce qui paraissait la mériter le moins.

Renaud Camus  Esthétique de la solitude, Éditions P.O.L, 1990








Images : (2) Mike Cotter  (Site Flickr)

(3) Phillip Wong  (Site Flickr

(4) Delacroix  La Mort de Sardanapale (détail) Site Flickr

(5) Michael Colburn  (Site Flickr

(6) Cy Twombly Untitled 1970  Site Flickr




1 commentaire:

  1. "Esthétique de la solitude"... Tout est dans le titre, déjà.
    Difficulté d'être à l'amble de l'autre pour qu'une même joie puisse être vécue. Les itinéraires menant aux traces du passé, à l'art passent par les études, le travail de recherche, les lectures, les voyages, le goût. Rien n'est plus difficile que de trouver l'ami qui s'arrêtera spontanément devant le même monument, la même toile, le même paysage, le même livre. L'aléatoire du partage culturel est une des difficultés qui laisse dans le bonheur cette petite ombre du cœur.

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