Translate

lundi 29 décembre 2014

Uno, nessuno, centomila (Un, personne, cent mille)




On peut voir actuellement au Musée d'Art et d' Histoire de Cholet, jusqu'au 22 février, l'exposition de Jean-Paul Marcheschi intitulée Mathématique du feu, 11 000 Portraits de l'humanité. Je cite ici le texte de présentation de cette très belle exposition et un passage du texte de Philippe Piguet Jean-Paul Marcheschi, éloge du nombre, qui se trouve dans le catalogue de l'exposition :

« Théoricien de l'art, peintre, sculpteur et scénographe d'origine corse, Jean-Paul Marcheschi revient ici sur le thème du visage dont il tente de restituer à la fois l'extrême singularité tout en en soulignant la part impersonnelle, collective, voire anonyme. À l'aide de son pinceau de feu, il tente de saisir ce qui est propre à chacun de nous et ce qui témoigne, en même temps, de notre appartenance à une même espèce.

Nous n'aurons pas, au cours de l'existence, un seul visage et, de la naissance jusqu'au très grand âge, le corps se verra contraint à d'innombrables métamorphoses. Nul ne peut lutter contre Chronos, ce dieu du temps qui nous gouverne et nous dévore pour nous rendre finalement à l'humus. 

Portraits d'inconnus, de proches, portraits de la mère, du père, de la fratrie, autoportraits : ce qu'ici le visage affirme, c'est qu'il est unique, qu'il n'est personne, qu'il est cent mille.

Que sont ces 11 000 Portraits de l'humanité ? Quel art, mieux que la peinture, a su au cours des siècles approcher cette énigme et nous permettre d'en comprendre et d'en adoucir le tragique ? »






« Face au portrait de Camille sur son lit de mort que Monet a peint en 1879 de son épouse tout juste décédée, Jean-Paul Marcheschi s'est longtemps interrogé sur ce qui avait bien pu conduire le peintre a prendre ses pinceaux. Et si le visage était le lieu par excellence de la peinture ? Le visage, ou la mort, sinon la question du masque ? Songeons aux portraits du Fayoum. Songeons à Rembrandt, à Van Gogh. Songeons à cet incroyable autoportrait de Picasso, datant de 1972, juste un an avant sa mort. À ce genre justement, l'artiste a choisi de consacrer un nouvel ensemble, les Onze mille Portraits de l'humanité. Un nouveau défi, un nouvel enjeu — l'occasion d'aller à l'autre. Marcheschi précise que voilà déjà plusieurs années, il avait eu ce projet mais que celui des Onze mille Nuits l'avait absorbé et que son retour tient à ce que quelqu'un lui commande un jour son portrait. L'artiste ne cache pas l'émotion ressentie face à la situation, d'autant qu'il n'avait pas rencontré le commanditaire et qu'il s'était trouvé face à un lot de photographies, à partir desquelles il a travaillé. Une fois de plus, le peintre s'est pris au jeu et il en a fait toute une série. 
"Il y a quelque chose dans le visage — dit-il — d'un frayage vers autre chose. Quelque chose d'unique, et il faut veiller à ce que ni le peintre, ni la peinture n'y mettent trop leur grain de sel." Le passage est donc infime et l'exercice périlleux car il faut bien préserver tout à la fois le commun et le différent. Rien de plus excitant, en somme. L'acte de création ne vaut que lorsqu'il y a risque de catastrophe. Marcheschi regrette que les temps contemporains aient abandonné la pratique du portrait parce qu'il voit dans son application une forme de préservation qu'aucune autre forme d'art de représentation ne lui semble capable de tenir. "La photographie est réifiante à côté de la peinture, lance-t-il sur un ton appuyé ; elle manque de chair et de corps face au drapé somptueux, millénaire et troué de l'art des peintres. Elle est pauvre en ce qu'elle manque de durée et de temps."
Voudrait-il s'inscrire en résistance, il ne s'y prendrait pas mieux. En réalité, l'artiste n'a que faire des effets de mode ou d'époque. Il suit son chemin, celui où l'entraînent l'écriture et les matériaux. Encore une fois, la formule est ici vérifiée : le luxe de la peinture est de prendre son temps et celui du peintre de lui donner le sien.

Le temps, Pirandello l'a pris à rédiger l'un de ses plus célèbres romans, Uno, nessuno e centomila. Commencé en 1909, achevé en 1926, il l'a tout d'abord publié sous la forme d'un feuilleton dans Le Salon littéraire. Dans une lettre autobiographique, l'auteur définit lui-même son livre comme "la description la plus amère et la plus profondément drôle de la décomposition de la vie". Non paradoxe mais complémentarité. Jean-Paul Marcheschi — qui a écrit sur "le pacte obscur avec l'eau" qu'a signé selon lui le peintre de Giverny — le sait bien : les œuvres de longue haleine offrent à voir des contradictions fondamentales. En quête de l'unicité de l'être, ses portraits sont tout à la fois individuels et universels. Ils disent l'homme rassemblé et distinct en ce que chacun compte quelque chose de ce nucleus qui fait l'humanité. »

Philippe Piguet  Jean-Paul Marcheschi, éloge du nombre (in Jean Paul Marcheschi, 11 000 portraits pour l'humanité ou la Mathématique du feu  Éditions Art 3, 2014)

On peut commander le catalogue de l'exposition ici.



























Images : en haut et tout en bas (2), merci à Mathieu François du Bertrand  (Site Flickr)

tout en bas (1), merci à Afchine Davoudi  (Site Flickr)

pour les autres images : Source




 "E l'aria è nuova. E tutto, attimo per attimo, è com'è, che s'avviva per apparire. Volto subito gli occhi per non vedere più nulla fermarsi nella sua apparenza e morire. Così soltanto io posso vivere, ormai. Rinascere attimo per attimo. Impedire che il pensiero si metta in me di nuovo a lavorare, e dentro mi rifaccia il vuoto delle vane costruzioni.

La città è lontana. Me ne giunge, a volte, nella calma del vespro, il suono delle campane. Ma ora quelle campane le odo non più dentro di me, ma fuori, per sé sonare, che forse ne fremono di gioia nella loro cavità ronzante, in un bel cielo azzurro pieno di sole caldo tra lo stridio delle rondini o nel vento nuvoloso, pesanti e così alte sui campanili aerei. Pensare alla morte, pregare. C'è pure chi ha ancora questo bisogno, e se ne fanno voce le campane. Io non l'ho più questo bisogno, perché muoio ogni attimo, io, e rinasco nuovo e senza ricordi : vivo e intero, non più in me, ma in ogni cosa fuori".

"Et l'air est neuf. Et tout, d'instant en instant, est ce qu'il est, et se ravive pour apparaître. Je détourne aussitôt les yeux pour ne plus rien voir se figer dans son apparence et mourir. Ce n'est que comme cela que je puis vivre, désormais. Renaître d'instant en instant. Empêcher que le travail de la pensée ne reprenne, en recréant en moi le néant des constructions vaines.

La ville est loin. Il m'en parvient parfois, dans le calme du soir, le son des cloches. Mais maintenant, ce n'est plus en moi que retentissent ces cloches, mais hors de moi, elles sonnent pour elles-mêmes ; peut-être en frémissent-elles de joie entre les parois de leurs bourdonnantes cavités, sous un beau ciel bleu bien ensoleillé, parmi les cris perçants des hirondelles ou dans dans le vent chargé de nuages, hautes et pesantes dans leurs campaniles aériens. Penser à la mort, prier. Pour certains, ce besoin existe encore, et c'est par la voix des cloches qu'il s'exprime. Pour ma part, je n'éprouve plus ce besoin, parce que je meurs à chaque instant, pour renaître neuf et sans souvenirs : vivant et entier, non plus en moi, mais en toutes les choses extérieures."

6 commentaires:

  1. Formidable création servie par ce texte percutant. Le portrait ? Toutes ces juxtapositions, ces quadrillages emboités donnent un effet presque cinématographique. Il y a un visage et tout d'un coup il n'y en a plus. Qu'est-ce que l'artiste a vu ? qu'est-ce que nous voyons ? Nous nous perdons un peu dans cette cohésion imaginaire, imprécise, déchirante. Connaissance et sensation mêlent en clair-obscur intense ces fragments de visages surgis des ténèbres. Parfois un regard, une bouche. Ambiguïté entre clarté et confusion de ce qui est fugitif, transformable, qui va s'évanouir. Je pense à Giacometti qui creusait les orbites de ses statuettes comme pour atteindre le puits sans fond des regards.
    Ah, quelle belle page où écriture de Philippe Piguet et créations de Jean-Paul Marcheschi s'adossent et fraternisent, s'éclairent !
    Vraiment, cette revue est somptueuse.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Visages surgis des ténèbres" : c'est exactement cela, d'autant plus qu'ils naissent de la rencontre du papier et de la flamme, de l'encre, de la suie et de la cire. C'est un ensemble vraiment fascinant, tous ces visages si semblables et pourtant différents qui s'offrent et se dérobent au regard, étonnés, souriants ou rêveurs, saisis dans leur sommeil ou peut-être au moment de la mort, fantômes ou crânes échappés d'une vanité...

      Le visage que l'on peut voir juste après le texte de Philippe Piguet est celui de la mère de l'artiste (comme dit Marcheschi : "le visage ombreux, oblique, incertain de la mère, celui qui s'extrait lentement dans les premiers mois de la naissance.").

      Supprimer
    2. Merci pour ces précisions passionnantes quand à sa technique rare. Oui, tous ces visages sont fascinants et fragiles comme l'est l'expression d'un visage aimé et jamais complètement connu. Un livre inachevé jusqu'aux paupières closes de la mort.
      Ce qu'il dit du visage de sa mère consent au silence et au mystère. Le chant d'une lampe. Douceur et solitude jusqu'à son achèvement...

      Supprimer
    3. Alain Veinstein avait reçu Jean-Paul Marcheschi à propos de son livre sur les Peintures noires de Goya ("Voir l'obscur", j'en ai parlé ici) : on peut l'écouter en cliquant sur ce lien.

      Supprimer
  2. Le 12/02/2013... Cette émission, si proche, me touche par la discrétion et la voix si "jeune" d'Alain Veinstein, la façon dont il guide son invité vers plus d'intériorité. Quelle perte ce rendez-vous "du jour au lendemain"... J'ai écouté attentivement. Des pépites tout au long de l'écoute. Un combat initié par A.Veinstein : l'irruption du langage dans la peinture (de Goya à... Marcheschi) "Le langage est dans la nuit" pas seulement dans les peintures noires de Goya mais aussi dans celles de Marcheschi. Il se défend d'écrire sur un artiste et il le fait comme à la recherche de l'indicible. Un peu de Beckett quand il cherche le monstre en soi, dans la banalité du quotidien. Tout cela est passionnant. Néanmoins, je préfère peindre et dessiner en laissant le langage endormi en moi. Juste cette poursuite de la trace, juste ce combat des lumières et des ombres. Juste ce je ne-sais-quoi que l'on met au monde, bouche close. De même, je suis très mutique face à une toile ou un dessin rencontrés dans une exposition. C'est un échange d’œil à œil. Un langage de silence où le regard retrouve le sillon du pinceau ou du crayon et se laisse emporter avec confiance. Un voyage interdit, presque sacré. Une initiation.
    Heureuse d'avoir relu votre page sur "Voir l'obscur". Le temps passe lentement chez vous. On effeuille le temps devenu immobile. Un mouvement circulaire comme celui d'une toupie qui s'enroule dans sa danse de derviche. Magique...

    RépondreSupprimer