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dimanche 6 mai 2018

Le regard des pères




Je cite ici un extrait de l'ouvrage de Francesco M. Cataluccio, plaisamment intitulé L'ambaradan delle quisquiglie (que l'on peut traduire approximativement par Le grand bazar des bagatelles) ; il s'agit d'un abécédaire qui permet à l'auteur de réunir, en une suite d'articles classés par ordre alphabétique, des réflexions, des récits, des souvenirs, apparemment indépendants les uns des autres, mais souvent liés par de mystérieuses correspondances. Plusieurs de ces textes se réfèrent à la culture de l'Europe centrale, dont Cataluccio est un spécialiste (il a notamment participé à l'édition italienne des œuvres de Gombrowicz et de Bruno Schulz) ;  l'auteur qu'il cite le plus souvent ici est Milan Kundera, dont il explore de nombreux thèmes (le kitsch, la plaisanterie, la nostalgie, l'immaturité, l'oubli...). L'extrait ci-dessous provient de l'article Inizio (Début) ; Cataluccio y raconte un douloureux souvenir d'enfance : une grave maladie (une sorte de leucémie) qui l'a frappé quelques jours avant Noël, alors qu'il était encore écolier.

J’avais l’impression de renaître et de périr à chaque heure, dans une sorte de Noël funèbre. Cette fête tant attendue s’éternisait dans les journées mélancoliques de la fièvre qui jouait à cache-cache avec mon souffle court, entre mes côtes désormais saillantes. 

Quand la fièvre tombait, en une généreuse tentative pour adoucir l’ennui dans lequel me plongeait cette grave maladie, on m’administrait des doses massives de musique. Le vieil et puissant électrophone de mon père, transporté dans ma chambre, diffusait à jet continu des morceaux de musique classique. Inévitablement, certaines de mes inexplicables idiosyncrasies musicales datent de cette époque. Une fois, certainement par mégarde, quelqu’un posa sur le plateau de l’appareil la Première symphonie de Mahler. Quand s’élevèrent les notes du troisième mouvement, cette sorte de grotesque marche funèbre, jouée sur la cadence minaudière d’une chanson enfantine (Frère Jacques), ma mère poussa un hurlement depuis le salon attenant et se précipita pour arrêter le disque, en le jetant au sol comme un serpent venimeux. Mon père se mit en colère et ils commencèrent à se disputer devant moi comme ils ne l’avaient jamais fait, en déversant sur ce disque brisé toute la tension qu’ils avaient accumulée en eux pendant toutes ces journées.




Une fois l’urgence passée, c’est l’ennui qui s’installa. Je ne pouvais pas quitter mon lit et je me sentais très faible. Je ressemblais, selon l’expression de ma mère, à un fantôme éclairé par une chandelle. Ainsi, à quatre heures de l’après-midi, mon père prit l’habitude de rentrer précipitamment à la maison pour me lire Don Quichotte, comme s’il s’agissait d’un feuilleton à épisodes. Ce fut probablement mon initiation à la littérature et à la vie. Ce qui pour moi était le plus agréable, c’était de voir ce père sévère, beaucoup plus âgé que mon exubérante mère, et toujours plongé dans ses livres et ses journaux, consacrer la moitié de son après-midi à me lire un livre. C’était un lecteur enthousiaste et passionné. Il aimait raconter et observer sur mon visage mes réactions. On sentait que ses ancêtres siciliens s’étaient familiarisés, parmi les marionnettes et les chariots, avec les histoires des anciens chevaliers. Il prenait ouvertement le parti du chevalier de la Manche et il prêtait à Sancho Panza  une voix aigrelette, franchement antipathique. Il aimait Don Quichotte et s’identifiait à lui. Le retour à la réalité était pour lui aussi une source de tristesse. Mon père me regardait alors avec des yeux embués, comme il ne l’a jamais plus fait par la suite. Jusqu’à la fin de sa vie, mon rapport avec lui a été gâché par la quête de ce regard, doux et triste, évidemment unique. Je ne l’ai retrouvé que bien des années plus tard, dans le tableau de Georges de la Tour Saint Joseph Charpentier ; le peintre l’a fixé pour l’éternité, pour nous tous, fils étranges de pères qui, absorbés par leur travail et par la fatigue de vivre, n’ont pas été capables de nous faire partager leurs sentiments. 

C’est aussi pour cette raison que Don Quichotte me redonna des forces. 
L’année suivante, peut être pour exorciser cette période, je glissai, parmi les santons en terre cuite de la Crèche, un chevalier brandissant sa lance, du côté des moulins et des petites maisons recouvertes de mousse, loin des Rois Mages avançant en cahotant sur leurs chameaux. 

Francesco M. Cataluccio  L'ambaradan delle quisquiglie  Sellerio editore Palermo, 2012  (Traduction personnelle)








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