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dimanche 17 novembre 2013

Le Sentier des douaniers




Je cite ici un deuxième extrait de Marguerite et les grenouilles, le livre de Marie Ferranti qui réunit quelques belles chroniques, portraits et histoires de Saint-Florent, en Corse. Le sentier des douaniers dont il est question dans ce texte est une vaste étendue de trente-cinq kilomètres de rivages, où, à travers  paysages rocheux et maquis (on longe le désert des Agriates), on peut, à partir de la plage de la Roya à Saint-Florent, rejoindre la plage de l'Ostriconi, en Balagne 

Depuis Chilcott, les temps ont changé. Désormais, l’été, sur le sentier des douaniers, aux alentours de Fornali, au mépris des précautions qu’exige un soleil ardent, de la fatigue, de la connaissance des lieux, on voit déambuler des randonneurs harnachés, ceints de sacs pesants qui leur scient les épaules, chaussés d’énormes bottillons de cuir épais, suivis ou précédés d’enfants à la peau brûlée par le soleil, hagards de fatigue. La jubilation qui les anime, sans doute née de l’épreuve inutile qu’ils s’infligent, crée une pauvre cérémonie de bienséance, un protocole urbain, qui les fait vous saluer, sans vous connaître, d’un air compassé. Parfois, ils vous laissent le passage, avec déférence, ou, arrogants, obstruent le chemin, car celui-ci est public et donc leur appartient. 

Quand ils rejoignent le village, ils ont l’air béat. Une fatigue voisine de l’épuisement donne cet air rêveur, proche de l’extase, mais leur satisfaction naît sans doute du luxe qu’ils pressentent dans cette fatigue superflue, car ils ignorent celle qui est nécessaire. Ployant sous l’effort, que voient-ils de la beauté inquiétante des temps de canicule ? Ils ont oublié le charme des promenades, la fraîcheur de l’ombre, les bienfaits du repos. 




De ces lieux, qui n’étaient pas encore balisés, mais dont ils connaissaient tous les noms et les propriétaires, jadis, les hommes revenaient recrus de fatigue. Le travail était rude et les journées éreintantes. On se lavait de la poussière, on se mettait une chemise propre, et, après dîner, on allait en promenade, à deux pas de chez soi, rejoindre ses voisins et ses amis sur la place du village. Il arrivait que l’on chante des chants très anciens ou que l’on se mette à l’écart pour parler d’amour aux filles. Les vieux et les femmes conversaient tout en surveillant les enfants. Parfois, ceux-ci disparaissaient sur les quais pour continuer leurs jeux à l’abri des regards. On les entendait crier comme des sauvages. À l’appel de leurs mères, ils revenaient, essoufflés, les joues rougies par l’effort. On les grondait de s’être éloignés si longtemps, mais les hommes, animés d’une soudaine mansuétude, prenaient la défense des garçons intrépides. Le ravissement se lisait sur le visage des enfants. On regardait le ciel et cette grande nuit étoilée apaisait tous les cœurs. On rentrait chez soi à petits pas pour en prolonger la douceur et, en chemin, on saluait d’une voix claire le jeune voisin retardataire qui vous dépassait au pas de course.

Marie Ferranti  Marguerite et les grenouilles  Editions Gallimard, 2013












Images : en haut, Vincent Leroy (Site Flickr)

au centre, Corse sauvage  (Site Flickr)

en bas, Marie (Solea20  Site Flickr)

5 commentaires:

  1. Là, je la trouve injuste, Marie Ferranti. Quel bonheur de marcher sur un sentier, les pas soulevant les odeurs poivrés du maquis, faisant fuir les lézards... et ces haltes au bonheur d'un ombrage avec vue sur la mer au loin, les paupières mi-closes, écoutant le crissement des insectes ou le chant de quelque torrent (Y en a-t-il dans le désert des Agriates ?) ou regardant planer dans le ciel, très haut, un rapace. Et puis le silence, un bruit d'éboulis... des confidences. C'est un pur bonheur, différent des paresseuses torpeurs dans les criques entre deux baignades ou des travaux d''écriture, de lecture à l'ombre d'une treille, d'un muret ou d'un figuier. Je me souviens avoir lu Les carnets de marche d'Angèle Paoli. La marche comme un ressourcement, un dialogue avec soi. (Vous en aviez fait une belle lecture, accompagnée de certaines de ses photos. J'aimerais la relire...)
    Mais l'écriture de Marie Ferranti est belle (ah, cette nuit étoilée...) et les photos enchanteresses. Ma préférée : cette voûte ombreuse ouvrant sur le maquis et les montagnes bleues... quant à ce chant de A Filette - A muntagnera tournoyant au-dessus de l'île bleue...

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    1. Justement, chère Christiane, le bonheur de la marche que vous décrivez est précisément celui que Marie Ferranti regrette de ne plus retrouver chez ces randonneurs stakhanovistes pour qui la marche est devenue une sorte d'épreuve sportive un peu masochiste où il faut crapahuter sous un soleil de plomb et dévorer des kilomètres en surveillant les balises plutôt que de se laisser aller au plaisir de la flânerie et de la contemplation des paysages.

      Il me semble que son texte est justement un éloge de la marche comme ressourcement, dialogue avec soi et avec la nature, comme elle le dit à la fin du deuxième paragraphe ("Ils ont oublié le charme des promenades, la fraîcheur de l'ombre, les bienfaits du repos.").

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  2. C'est vrai, Emmanuel, que l'on peut se tromper en lisant un fragment de livre. Oui, elle cible ce genre de forçats de la marche guidés par le pari de l'avoir fait... Tant mieux si elle aime les marches douces, accordées au paysage. Parfois, je suis une très mauvaise lectrice car lisant, un autre texte mémorisé vient s'intercaler entre la page à lire et mes souvenirs de lecture. A chaque fois, patiemment, vous me ramenez au texte. Je le relis et vous avez raison. Je me sauve toujours des mots à lire pour batifoler dans l'herbe drue des contresens - là où j'écris un texte imaginaire fait de quelques fleurs des champs cueillies au hasard du texte à lire. (Julius fait moins de contresens !) Mais avec vous, pas de bonnet d'âne ! juste votre parfaite connaissance des livres que vous proposez et c'est tellement agréable de se tromper chez vous ! belle soirée et merci.
    Chic alors, elle aime donc marcher comme nous !

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  3. Le bonheur de marcher c'est surtout le luxe de prendre son temps. Dans mon récent voyage en Sicile, à chaque fois que nous croisions des groupes de touristes, à l'évidence, ils venaient pour voir " ce qu'il y avait à voir" puis repartaient très vite.Le bonheur c'est de déambuler, en ville comme en campagne. C'est de pouvoir s'asseoir, par exemple, devant "le sourire du marin" pendant un bon quart d'heure sans que personne ne vous bouscule. Je pense que les randonneurs dont parle Marie Ferranti marchent" pour rattraper le temps perdu".

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  4. J'aime bien la photo que vous mettez dans l'encadré, Julius. Ce petit air du passé, cette coiffure des années d'enfance sage.
    Les photos, justement, sous les liens des textes choisis par Emmanuel, et ses musiques ; autant d'occasions pour moi d'échapper au texte choisi et de faire halte dans mes souvenirs. ici le chemin des contrebandiers à... Biarritz. Une promenade tranquille sur ce chemin avec une vieille dame chérie qui... n'est plus. Ces photos encore qui me ramènent à d'autres promenades enchantées dans cette île. La place de Saint-Florent dont je me souviens.
    Je n'ai jamais croisé de hordes de touristes sur les chemins de l'île... Donc j'ai du mal à imaginer ceux-là dont les mobiles de marche me sont étrangers.
    Vous définissez une des formes de marche, Julius, que je pratique dans mes villes aimées ou sur les grèves ou dans les forêts.
    Il m'est arrivé aussi de prendre la suite d'un ou une amie qui me conduisait vers un paysage et je savais qu'une jouissance du regard m'y attendait, que je pourrais m'asseoir à l'ombre et dessiner pendant qu'il ou elle écrirait. Ce sont de grands bonheurs, oui...

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