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mercredi 8 septembre 2010

Qui n'est pas mort ? (Chi non è morto ?)



"Ora, a pochi minuti dal ritorno, si chiede se ha viaggiato per qualcosa."


Pier Vittorio Tondelli Biglietti agli amici






L’article d’Angelo Rinaldi que l’on va lire ici est paru en mars 1992 dans L’Express, à l’occasion de la sortie du dernier roman de Pier Vittorio Tondelli Chambres séparées (Seuil), publié en France quelques mois après la disparition de l’écrivain, mort du sida en décembre 1991, à l’âge de trente-six ans. J’aime beaucoup la première partie de cet article, dans laquelle Rinaldi raconte la promenade qu’il fit quelques années plus tôt à Paris en compagnie de Tondelli (on remarquera qu’il y est question de Prokosch, à qui Tondelli consacrera en 1990 un très beau texte, Viaggio a Grasse, que l'on peut lire dans le recueil Un weekend postmoderno, dont il n’existe pas, hélas, de traduction française). Cette chronique de Rinaldi, intitulée Mon frère, mon amour, n’a pas été reprise dans Service de presse, qui réunit un choix assez large des chroniques littéraires que Rinaldi a écrites pour L’Express de 1976 à 1998 (éditions Commentaire / Plon, 1999) ; je ne l’ai pour ma part jamais lue dans sa version originale et je ne connais d’elle que la traduction qu’en a faite Alberto Pezzotta dans le numéro spécial que la revue Panta a consacré en décembre 1992 à Tondelli. C’est donc ma traduction personnelle de cette version italienne que je propose ici. Ces détours sont sans doute un peu étranges, mais je suis heureux que cette chronique existe quelque part sur le Net, et que des lecteurs français qui se souviennent de Tondelli puissent peut-être tomber sur elle un jour au hasard de l'une de leurs recherches...



Mon frère, mon amour


Comme à chaque mois de mars, à Paris, le ciel de l’après-midi souriait de façon incertaine ; c’était en mars, il y a sept ans – nous traversions ensemble le jardin des Tuileries. Tondelli, dont le rire fusait du haut de son mètre quatre-vingt-deux, avait tenu à rencontrer ceux qui avaient remarqué la première traduction en français d’un de ses livres. Il commença avec une sorte de compatriote qui, en vérité, n’avait eu que la chance de connaître directement la version originale de Pao Pao, qui sonne comme un ciao-ciao sur le quai d’une gare ; Pao Pao, abréviation de Piquet Armé Ordinaire, était la chronique d’un service militaire, l’équivalent du Hussard bleu de Roger Nimier, sans le magistère académique, mais avec l’humanité en plus. Dans les environs du Jeu de Paume, malgré le froid, quelques solitaires étaient appuyés à la balustrade. Notre conversation tournait autour de poètes comme Auden et Penna, en passant par Christopher Isherwood, James Baldwin et quelques autres. Tondelli ignorait tout de Prokosch, le grand écrivain américain auteur de Voix dans la nuit qui, royalement ignoré aux Etats-Unis, vivait à Grasse. Vilain comme un Gary Cooper jeune, il avait d’un jour à l’autre jeté l’éponge ; proie pour proie, le séducteur, qui ne voulait pas devenir un vieux dandy, avait préféré s’adonner à la chasse aux papillons. Ce détail, qu’un ami m’avait confié, avait frappé l’Italien, qui s’était arrêté pour jeter un œil sur les sentinelles bleuies par le froid : «C’était vraiment un gentleman, murmura-t-il. Comment savoir quand il est temps de raccrocher ? On se roule un joint, d’accord?» Nous nous séparâmes plutôt euphoriques à la hauteur du pont Royal, que l’ancien grenadier du régiment d’Orvieto, composé de géants, traversa à toute vitesse. Dans la soirée, il était invité à une fête. On avait l’impression que les fêtes ne s’achevaient jamais dans la vie de ce Ganymède qui, dans son pays, avait débuté par une prouesse – un recueil de nouvelles [Altri libertini, en français : Les nouveaux libertins, Seuil 1987] interdit par la censure. Il faudrait sans doute rendre à cette dernière sa véritable fonction. Elle a été souvent plus prompte que la critique à repérer la nouveauté et le talent ; il est même arrivé qu’elle rende un grand service aux artistes, en les obligeant à redoubler d’intelligence pour lui échapper. Nous parlons bien sûr ici de la censure exercée au nom de la "morale "; la censure qui sévit actuellement, celle des listes de classement des meilleures ventes de livres, assassine en douceur, et on peut penser qu’elle procurera bientôt à la littérature la paix du Père-Lachaise.

La force dramatique de Chambres séparées vient de la litote et du sous-entendu sur l’essentiel, alors que l’anecdote est limpide. Leo, un Milanais au seuil de la trentaine – probablement un double de l’auteur – est en voyage, tandis qu’à Munich, accueilli à nouveau au sein de sa famille, meurt Thomas, un jeune homme de vingt-cinq ans qui avait pour lui quitté une femme. Le couple qu’ils formaient pendant les vacances, identique à tous les couples en proie à la double impossibilité de vivre ensemble ou séparément, était pour tous l’objet d’une grande fascination. «Ni lui ni Thomas n’avaient de manières efféminées. Aucun des deux ne cadrait avec les lieux communs de l’homosexualité. Rien de théâtral ou de voyant en eux, ils ne faisaient pas de tapage, n’étaient pas vulgaires» (p. 68 de l'édition française). Leo, qui est pourtant un maître des mots – c’est même son métier – se révèle incapable de trouver le terme exact pour désigner «celui qui pour lui ne fut ni un mari, ni une femme, ni un amant, ni un simple camarade» (p.42 de l'édition française). Si les mots manquent, la chose existe depuis longtemps, et c’est l’ambition de réaliser une unité fraternelle. En revisitant les lieux parcourus en compagnie de Thomas avant qu’il ne tombe malade, Leo cherche à ressusciter l’égalité et la fusion auxquelles ils étaient parvenus, de temps en temps, dans les moments de plénitude entre deux disputes. C’est le vieux rêve de l’âme sœur dans le corps d’un frère qu’il cherche à réaliser. Tondelli a-t-il eu au moins l'intuition de descendre en ligne directe du "pauvre Lélian"? Thomas est son Arthur, la nouvelle incarnation du jeune Lucien Létinois, dont la disparition prématurée conduisit Verlaine au bord du suicide : «Ah! frérot, est-ce enfin, là-haut, ton spectre fin / Qui m’appelle à grands bras ?...» . On retrouve même la sensibilité religieuse qui rapproche les deux artistes au moment où ils font le bilan d’une vie proche d’une conclusion qui n’inspire plus aucune frayeur. (On renonce à repérer la confession au sein de l’œuvre pour ne pas en diminuer la force, de la même façon que, par respect humain, on s’abstient de faire appel à la virtuosité). Leo se souvient de la maîtresse d’école qui lui enseignait le catéchisme ; il revoit la statue qu’il avait portée en procession avec ses camarades de classe par les rues d’un bourg envahi par le brouillard qui monte du fleuve. Au moment de la probable agonie de son alter ego, il confesse à un prêtre son propre désarroi, mais il ne comprend pas que le prêtre l’invite mécaniquement à la pénitence, comme si un cœur qui s’est donné pour toujours avait quelque chose à se faire pardonner. À Londres, en découvrant un Indien qui, vêtu de son uniforme d’employé de McDonald's, dort, mort d’épuisement, dans un réduit minable, il se demande si, grâce aux immigrés du tiers-monde attirés par l’Occident, on ne verra pas s’accomplir la promesse du Christ, selon laquelle la terre appartiendra aux plus pauvres.

Il serait vain de chercher ici ce qui est superflu dans la phrase : chaque mot semble avoir été écrit par un homme qui sentait sur sa tempe le froid du canon d’un pistolet. Aucune erreur ne lui était permise : il ne pouvait qu’écrire le premier chef-d’œuvre sur un thème qui, jusqu’alors, inspirait surtout des récits de type thérapeutique ; il fallait qu’il dépasse la singularité d’une situation pour lui permettre de rejoindre la tragédie universelle de l’amour. La voix du poète est comme la basse continue d’un chantre pendant un lancinant office des Ténèbres. Quand nous en sortons, nous sommes éblouis par la lumière sur le parvis, et une question nous vient aux lèvres : Auden, Isherwood, Penna, Capote, Prokosch, Tondelli, qui n’est pas mort ?






Centro di Documentazione Pier Vittorio Tondelli

Image (en haut) : Correggio, grazie a Alessio Cuccu (Site Flickr)

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