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vendredi 29 mars 2013

Il Pianto della statua (Les Larmes de la statue)





La Lamentation sur le Christ mort (Compianto sul Cristo morto) de Nicollò dell'Arca est un ensemble de sept statues en terre cuite que l'on peut voir dans l'église de Santa Maria della Vita à Bologne. C'est aussi l'une des "merveilles italiennes" que décrit Vittorio Sgarbi dans son livre L'Italia delle meraviglie (ed. Bompiani). Je cite ici la belle description qu'il fait de cette œuvre dans les pages 52 à 54 de cet ouvrage :


Niccolò dell’Arca est probablement le plus grand sculpteur du quinzième siècle italien – bien que son nom n’ait jamais franchi le seuil de la popularité incontestable, semblable à celle qui accompagne les noms de Donatello ou de Michel-Ange – et sa Lamentation sur le Christ mort est une des plus hautes expressions de l’unité entre l’art et l’existence, lorsque nous n’arrivons plus à déterminer qui, de nous ou de l’objet que nous sommes en train de contempler, est le plus vivant. (...)



Le corps du Christ est étendu, immobile et raide dans la mort. La tête couronnée d’épines repose délicatement sur un coussin, tandis que les mains sont croisées sur le ventre ; les nombreuses plaies sur les pieds témoignent de la violence des clous
.






Autour du corps inanimé s’agitent, en un crescendo dont il est impossible de restituer la progression, six figures de la douleur : Nicodème ou Joseph d’Arimathée, Marie de Cléophas, Marie-Madeleine, Marie Salomé, Saint Jean Evangéliste et la Vierge. Si l’on excepte l’image réaliste, pleine de force et comme imperméable à la douleur, de Nicodème, agenouillé, toutes les autres sont tendues dans l’expression d’une irrépressible douleur physique qui se manifeste à l’intérieur comme à l’extérieur : la bouche et les mains l’expriment, et les drapés des vêtements l’amplifient. Nicodème demeure impassible tandis que l’Evangéliste, en une crispation presque hystérique, exprime une souffrance sans exutoire : l’immense douleur demeure contenue et ne traverse pas le corps, mais elle semble anéantir l’esprit. C’est un tableau vivant théâtral qui fixe la douleur et en marque l’empreinte dans l’esprit et dans l’âme.






Dionysiaque est au contraire la fureur de chacune des Marie, dans leur extraordinaire agitation, dans la tension des corps empêtrés dans les vêtements dont ils voudraient se libérer pour déchaîner toute leur énergie. La douleur des femmes est privée des accessoires de la rhétorique, apparemment débridée mais authentique ; c’est le déchirement irréfrénable des femmes du Sud en présence de leur proche défunt, saisi par une mort brutale et douloureuse ou figé en une impalpable et douce dormitio ; c’est la douleur qui s’exprime dans la Semaine Sainte, pendant laquelle les pleureuses gémissent devant la représentation du Christ descendu de la croix ; c’est aussi la douleur contenue, mesurée dans les gestes, des hommes, tenus à un devoir de modération.


De façon presque paradoxale, donc, alors que l’action semble cristallisée dans le détail, la douleur qui s’exprime ici n’est pas liée à une tragédie particulière, mais plutôt à la Mort en tant que telle.

La souffrance, déchirante et indéchiffrable dans son apparente exagération, devient l’impossible mesure de l’éternité et de l’intemporel face à l’histoire.

Vittorio Sgarbi L'Italia delle meraviglie, ed. Bompiani

(Traduction personnelle)


 


Je rajoute ici la description que Renaud Camus fait de cette œuvre dans son Journal romain (P.O.L, 1987) :

Lundi 25 novembre 1985, 3 heures P.M.

Le temps m'a manqué samedi pour laisser trace ici de notre matinée bolognaise de vendredi. Nous étions entrés dans San Petronio, et puis nous avions été déçus de ne pas trouver, dans Santa Maria della Vita, la Déploration de Niccolò dell'Arca : in restauro, disait le mélancolique panneau. Cependant, excellente surprise, nous avons découvert la Déploration à la Pinacothèque nationale. Elle vient d'être restaurée, en effet, et la disposition des divers personnages a été modifiée. Dans l'ancienne, que je connaissais par la photographie, la plus agitée des figures, celle de Marie-Madeleine, était sur la droite, ce qui permettait d'observer pleinement le très large envol de ses voiles. Sous prétexte qu'on ne pouvait voir ainsi qu'un seul côté de sa silhouette, Marie-Madeleine est désormais sur le côté gauche, presque de face. Le mouvement de ses jambes et son buste sont ainsi mieux en évidence, c'est vrai ; mais il se perd beaucoup, dans cet arrangement-là, de l'extraordinaire animation du groupe.

Un seul spécialiste, Cesare Gnudi, a soutenu que toutes les figures ne datent pas de la même époque, et que si pour la plupart elles ont bien été exécutées en 1463, celle de Marie-Madeleine et celle de Marie Cléofas pourraient avoir été ajoutées aussi tard que 1485. Cette thèse est aujourd'hui très critiquée. Elle a pourtant la vraisemblance pour elle, car les différences de style entre ces deux statues et les autres sont frappantes. Quoi qu'il en soit, l'ensemble, par son expressionnisme exacerbé et sa baroque exubérance, est d'un anachronisme stupéfiant. Il s'agit certainement d'une des œuvres les plus singulières et les plus puissantes de l'histoire de la sculpture.






On peut télécharger ici le Journal romain de Renaud Camus.
 

Une autre évocation du Compianto (en italien).

Des photos suggestives de l'œuvre dans le bel ouvrage d'Elisabetta Sgarbi Il Pianto della statua.


Sources des images : de haut en bas (1), (2), (7), (8) Site Flickr, (3), (4), (5) et (6) Wikipedia Commons.





7 commentaires:

  1. C'est magnifique.
    Et dire que je suis allé un bon nombre de fois à Bologne... Enfin, en Italie, nous savons qu'il est impossible de ne pas rater quelque chose.
    L'ensemble (sa composition scénique,les visages,les attitudes) me fait penser à une scène de Kurosawa, étrange non?

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  2. Ces statues sont absolument magnifiques! Merci de nous faire partager ces merveilles.

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  3. Un mort, et quel mort... sans sépulture durable... Un homme qui est tous les hommes. Un homme qui est...
    La mère est des nôtres dans sa douleur, Madeleine aussi. Je pense à la mère de Pasolini interprétant le rôle de la mère de Jésus dans "L'évangile selon St Matthieu". Même douleur (prémonitoire pour elle ?)
    Après, je me disais, lisant "Silex" de Daniel de Bruycker (Babel) :
    "Qu'est-ce au fond qu'une sépulture sinon un espace pour dire le temps d'après la mort ? Et qu'est-ce que l'au-delà, sinon le futur symbolisé comme le pays où l'on ira alors ?"

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  4. Voici le film en entier. On peut voir à la fin du film, sa propre mère brisée de douleur, à partir du repère horaire 2:09:04.
    http://www.youtube.com/watch?v=h7ewh5k5-gY
    Quelle ressemblance avec cette statue de Marie...

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    Réponses
    1. Oui, c'est une séquence extraordinaire. Nico Naldini raconte que Pasolini a glissé à l'oreille de sa mère, juste avant de tourner cette scène, ces simples mots : "Pensa a Guido" ("Pense à Guido") ; Guido était le second fils de Susanna Pasolini, mort à vingt ans pendant la guerre, en 1945...

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