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vendredi 27 mars 2015

Breve incontro (Brève rencontre)



 

Dans son livre de souvenirs paru chez Bompiani en 2008, Quelli che ami non muoiono (Ceux que tu aimes ne meurent pas), Mario Fortunato raconte une belle et triste histoire. Dans les années 80, à Rome, entre la via Salaria et la via Isonzo, il rencontre souvent, sur le chemin qui le conduit à la rédaction du magazine L'Espresso où il travaille, un homme âgé et distingué, à l'air distrait et réservé. Chaque fois qu'ils se croisent, ils se saluent discrètement d'un petit signe de tête, sans qu'aucune parole ne soit prononcée. Fortunato est intrigué : le visage de cet homme lui est étrangement familier ; pourtant, il est sûr de ne l'avoir jamais rencontré.

Deux ans plus tard, en 1987, il voit à la Mostra de Venise l'adaptation cinématographique (par Giuliano Montaldo) d'un roman qui lui avait beaucoup plu dans son adolescence, Les Lunettes d'or, de Giorgio Bassani. Il se souvient alors de la photo qui se trouvait au dos de la couverture du livre, et il y reconnait les traits du mystérieux passant de la via Isonzo ; il avait vieilli, mais son visage rond et lisse était demeuré identique :


« Il me sourit de façon énigmatique, inclina la tête pour esquisser un salut. Il allait continuer son chemin, ineffable et léger, mais cela a été plus fort que moi : je le saluai à haute voix, en lui disant que j'avais reconnu en lui l'auteur de quelques uns des plus beaux romans de la littérature italienne du vingtième siècle. Il me serra la main, avec un air soucieux. Un court instant, j'eus la nette impression qu'il n'avait pas compris un seul mot de ce que je lui avais dit, comme s'il était un étranger qui ne parlait pas ma langue. Il bredouilla un remerciement étonné et désemparé, retira sa main et s'éloigna aussitôt comme s'il venait de se rappeler d'un rendez-vous urgent.

J'étais vraiment déçu. Je n'avais même pas eu le temps de lui dire que, pour me préparer à la vision du film de Montaldo, j'avais relu Les Lunettes d'or, et que le livre m'avait de nouveau semblé magnifique. Tout échange était demeuré impossible. L'écrivain s'y était soustrait avec une distraite mais ferme ténacité.

Je n'ai plus repensé à cette histoire, jusqu'à ce que, quelques années plus tard, la maladie d'Alzheimer dont souffrait Bassani fut à l'origine d'une des plus pénibles et des plus compliquées querelles d'héritiers que j'aie pu connaître. Même s'il était déjà atteint par le mal qui allait l'emporter en avril 2000, le vieux monsieur que je rencontrais de temps en temps dans le calme feutré de la romaine via Isonzo était un homme aimable et discret, qui affrontait l'inconnu de chaque nouveau pas avec la grâce particulière de ses meilleurs récits. »

Mario Fortunato Quelli che ami non muoiono, Ed. Bompiani, 2008 (Traduction personnelle)




On peut lire en français Lieux naturels, le premier recueil de récits de Mario Fortunato, publié en 1989 aux éditions Rivages.

Un entretien avec Mario Fortunato à propos de Quelli che ami non muoiono.


La photographie de la tombe de Bassani est de Renaud Camus (Site Flickr)



1 commentaire:

  1. Je ne connais pas ce livre mais ce texte émouvant de Mario Fortunato m'évoque une expérience passée, celle qui succède à une réticence dans l'attitude d'un être que l'on aime juste avant qu'il s'éloigne, cette étrangeté. Nous ne retrouvons pas son regard tendre ni sa reconnaissance. Une sorte de dureté, d'étrangeté. Quelque chose qui se referme comme un coquillage. Un manque déjà creuse en nous son vertige. L'être que nous aimions est ailleurs, un peu trop silencieux et évasif. Une séparation est dans l'air.
    Au mal qu'il nous (a) fait, saurons-nous plus tard le reconnaître ? ou l'oubli et l'écriture seront-ils un baume comme dans ce beau dialogue de Jacques Roman et de Bernard Noël :

    "J. R. - Le chagrin va vêtu de trop de peaux, le temps le déshabille, et sa dernière peau est le don de sa nudité offerte à l'oubli.

    B. N. - L'oubli nous repose de nous-même et du monde dans la mesure où il recouvre tout ce qui pèserait trop lourd, mais l'écriture un jour va y puiser ce qui finirait par nous manquer si elle ne l'effaçait pas en l'éclairant."
    (Extrait de "Du monde du chagrin" - éd. Paupières de terre".)

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