Pendant quatre années, jusqu’à la mort de Lampedusa en 1957, Orlando va suivre les leçons de littérature anglaise et française que le prince donne dans son palais de la via Butera pour un groupe de jeunes amis (dont Gioacchino Lanza qui deviendra son fils adoptif et son exécuteur testamentaire ; c’est à lui que l’on doit l’édition définitive du Guépard, parue en Italie en 2002) ; ces remarquables leçons seront publiées en 1995 dans le volume des Oeuvres de Tomasi di Lampedusa, paru dans la collection I Meridiani, la Pléiade italienne.
Dans un petit ouvrage sobrement intitulé Ricordo di Lampedusa [Souvenir de Lampedusa], paru pour la première fois en 1963 et réédité avec une postface inédite en 1996, Francesco Orlando raconte ces quelques années passées auprès de ce personnage fascinant, qui n’a encore rien publié mais qui est en train d’écrire ce qui deviendra l’un des plus grands romans de la littérature italienne, Le Guépard, dont Orlando aura l’occasion de dactylographier plusieurs chapitres. Je cite ici deux extraits de ce très beau témoignage, dans la traduction de Michel Balzamo, parue en 1996 aux éditions de L’Inventaire :
« En cette première année de notre amitié, qui devait rester la meilleure, Lampedusa se montra généreux et aimable au-delà du possible. Il était sans nul doute heureux d’avoir rompu sa solitude intellectuelle, de parler autant de la littérature, de connaître de jeunes spécimens humains et de leur transmettre quelque chose. Malgré la différence d’âge, son attitude était dépourvue de toute coloration paternelle au sens affectueux du terme, mais ceci ne faisait-il pas partie, après tout, de la polémique antisentimentale et antiméridionale dont je parlerai bientôt ? Quoi qu’il en soit, sa patience était vraiment infinie quand il s’agissait de m’instruire et il ne recula que devant la corvée de m’enseigner à parler en anglais ; il ne s’arrêtait devant aucune tâche didactique si ennuyeuse qu’elle fût, héroïquement fidèle au précepte qu’il convient de savoir s’ennuyer, et la crainte rétrospective d’en avoir pu abuser me donne aujourd’hui encore des frissons. Je ne saurais compter les livres qu’il me prêta, sur ma prière ou de sa propre initiative, ni les cadeaux offerts avec une grâce impassible : une anthologie de la poésie anglaise que nous avons longtemps pratiquée, le
Pocket Oxford Dictionary qui est le seul volume sur lequel subsiste une dédicace, le théâtre de Marlowe dans Everyman’s,
Barchester Towers de Trollope, les
Poésies et les
Quatuors d’Eliot qu’il déposa à ma porte le matin de la Saint-François 1954. Et lorsqu’il achetait une
Pléiade ou un autre classique d’édition récente, il y avait toujours un ou plusieurs vieux volumes correspondants qui devenaient superflus dans sa bibliothèque. En me les offrant, il s’excusait chaque fois, sans cela un don aussi confidentiel lui aurait paru offensant.
Il s’intéressait non pas tant à la forme définitive tardivement atteinte de mes vers de jeune homme qu’au travail, surtout, qui me les faisait polir à l’infini et qu’il lui plaisait d’influencer avec une courtoisie sournoise. J’avais pris l’habitude de lui téléphoner, le jour de nos rendez-vous, pour lui demander si je pouvais arriver un quart d’heure avant les autres, à six heures moins le quart. "Venez plutôt à cinq heures et demie", me répondait-il toujours : c’était le temps qu’il fallait pour lui soumettre les nouveaux vers ou de nouvelles transformations de vers. Il les lisait lui-même à haute voix (comme moi sa prose), marquant le ton avec une fulgurante compréhension des nœuds syntaxiques et expressifs. Il fut satisfait d’observer que je ne pouvais plus modifier une poésie sans supprimer une des trop nombreuses apparitions du mot "cœur", si blâmé : "Avez-vous vu ? Un autre cœur vient de tomber !" Cette polémique contre le sentimentalisme accompagnait celle contre Palerme et la Sicile, et celle contre le mélodrame italien du dix-neuvième siècle, et le sérieux des deux premières au moins était mal dissimulé par le choix d’une agressivité humoristique qui, pourtant, convenait parfaitement à un homme aussi spirituel. Je me demande aujourd’hui si le but qui se dissimulait derrière son intérêt pour moi n’était pas l’espoir de soustraire une jeune âme à la formation de
cette "croûte" sicilienne qui, selon le
Guépard, est déjà faite à vingt ans.
(...) Paresse et attente de la mort, ces deux motifs profonds du
Guépard, omniprésents et souterrains, même en dehors du passage où ils émergent comme les caractéristiques siciliennes, étaient puisés à même la désolation du prince solitaire qui ne daignait guère trouver un dérivatif dans le commerce de ses semblables. Et il y avait quelque chose qui, à la longue, serrait le cœur à rester près de lui et faisait qu’on éprouvait un inavouable soulagement à retrouver des personnes plus ordinaires, quelque chose qui pesait plus lourd que ses moments d’impolitesse. À mon avis, le personnage le plus autobiographique du
Guépard après don Fabrice est la Concetta funèbre du dernier chapitre et de la dernière page.
Dans les derniers mois surtout, sans que l’on pût se douter que la fin était si proche, il émanait littéralement de lui une odeur de mort, sensation qu’à vingt-deux ans on supporte toujours péniblement, qu’on soit plus ou moins heureux. Si je remonte en arrière, je retrouve d’abord un homme doté d’une tranquille désinvolture envers sa propre personne physique. Ayant appris que j’avais un certain talent pour imiter les amis et les connaissances, il me demanda avec une curiosité polie : "Avouez, Orlando, vous m’imitez aussi ?" Ce n’était pas la cas, et une fois je l’entendis donner au téléphone son propre signalement à une personne qui ne l’avait jamais vu : "Vous verrez assis à une table un vieux monsieur gras..." Au cours de ces quatre ans, la même demande sournoise se faisait de plus en plus fréquente : "Qu’en pensez-vous, Orlando, ne suis-je pas encore trop ramolli ?" Quand il lut dans un de mes vers : "pensant à la mort invraisemblable", il s’interrompit avec mélancolie : "Vous êtes à l’âge où la mort est encore invraisemblable." Un dimanche, il me raconta à titre de curiosité un songe qu’il faisait fréquemment : il courait à travers les couloirs d’un ministère en cherchant le bureau où il apprendrait la date et l’heure de sa propre exécution. Je me souviens aussi, détachée de son contexte, d’une de ses dernières phrases, brève, presque susurrée et tragique : "Je ne lutte plus." Ce fut peut-être au cours de cette même journée qu’il me lut le septième chapitre du
Guépard, la mort de don Fabrice : c’était si évidemment autobiographique que j’en fus tout remué, même si je ne savais pas qu’il était déjà malade, mais je devais à tout prix dissimuler mon émotion de peur qu’elle ne fût mal prise ou mal interprétée. »
Francesco Orlando Un souvenir de Lampedusa, suivi de
À distances multiples Éditions de L'inventaire, 1996 (Traduction :
Michel Balzamo)
Images : en bas,
Source
Dernière page du
Guépard : traduction de Jean-Paul Manganaro (Éditions
Points / Seuil)