"Inglesi, francesi, tedeschi, borbonici e vigatesi comunque una cosa rilevarono di comune accordo e cioè che su quell'isola non solo non cresceva un'alga, e questo si poteva spiegare, ma non si posava manco un uccello. Terra morta era, che dopo un poco dava nervoso e strammarìa a chi vi stava sopra."
Andrea Camilleri Un filo di fumo
Un extrait du très beau livre Cere perse (Cires perdues), de l'écrivain sicilien Gesualdo Bufalino :
Le 28 juin 1831, les marins d’un bâtiment qui naviguait dans le canal de Sicile au large de Pantelleria firent l’expérience d’une peur singulière : ils sentirent la surface de l’eau se fendre et s’arquer sous la quille, tandis que des profondeurs montait un grondement, un hurlement pareil à ceux d’une femme en couches. Ils ne comprirent pas, se signèrent, forcèrent les machines et s’éloignèrent. On sut ensuite que le même jour, à la même heure, les patients des thermes de Sciacca, plongés dans leur baignoire pour les ablutions habituelles, avaient dû bondir hors de leur bain, la température y étant brusquement devenue insupportable. Quelque chose était donc en train de couver dans les entrailles de la mer, et on ne le comprit que quelques jours plus tard, lorsque de la côte on vit surgir une haute colonne de fumées et de vapeurs. Celles-ci une fois dissipées, les quelques courageux qui avaient osé s’approcher découvrirent que l’abîme avait, non sans peine, accouché d’une île de sable noir dont la circonférence mesurait entre trois et quatre kilomètres, mais dont la hauteur ne dépassait guère trois empans, sauf au centre où surgissait un cône de débris de lave encore fumante.
L’île fut aussitôt annexée aux cartes nautiques et régulièrement baptisée, en conformité avec les différentes langues des intéressés : Graham fut le nom donné par les Britanniques, les Français, eux, l’appelèrent Julie, peut-être parce que née en juillet. Ferdinand II de Naples décréta qu’elle porterait son nom et s’en proclama pour d’évidentes raisons de voisinage le seigneur et maître. Maître d’un rien magnifique, à dire vrai. Car à peu de temps de là, le malheureux bout de terre diminua, se rétrécit comme la peau de chagrin du roman de Balzac, publié cette même année 1831. Quelques mois passèrent, et au printemps 1832, l’île avait complètement disparu, ne laissant derrière elle qu’un pullulement de bulles chaudes et des relents de soufre. Non sans avoir vu auparavant quelques personnes fouler son sol par amour de la science ou par curiosité ; l’illustre Walter Scott, entre autres, recueillit en octobre 1831 sur ses rives deux poissons « vraisemblablement morts en raison de la température élevée de l’eau », ainsi qu’un rouge-gorge « venu des terres voisines mourir de faim et de soif sur cet écueil… » (...)
L’île Ferdinandea, disent les dictionnaires, réapparut brièvement en 1863… Pourquoi ne pas espérer la voir réémerger un beau matin ? J’accepte les paris dans un temps rapproché, une vision qui se respecte n’exclut pas le bis. Et s’il est vrai qu’un dieu sophistiqué et ponctuel préside à l’action des mirages, quelque chose finira bien par arriver…
Cela me remet en mémoire ces vers lointains d’Ungaretti : « pareil à une mer instable et légère / qui de loin offre et cache / une île fatale… ». Confirmation ultérieure de l’aura céleste que répand chaque île. Peut-être même que non plus une seule, mais toutes les îles, fausses ou réelles, sont fatales ; toutes, quelles qu’en soient la nature, l’espèce, illustrent la multiplicité des sens et des allégories chiffrées de l’univers : les Emphatiques (Sainte-Hélène, Guernesey, Caprera…) ; les Magiques (l’île d’Alcina, l’île de Pâques, l’île des Voix… [chez Stevenson]) ; les Tragiques (celle de Philoctète, celle du Seigneur des Mouches, celle de Gordon Pym…) comme les Heureuses, les Fortunées… Îles innombrables, toutes difficiles, comme est difficile et double leur nature. Elles rassurent : on peut en faire le tour ; mais elles font peur : on ne peut en sortir. Le bonheur de Robinson est aussi sa condamnation ; à l’inverse des labyrinthes dont le vicieux enchantement tient au fait qu’on peut s’y perdre, les îles, catégoriquement circulaires, réaffirment la certitude, et par là même l’inutilité, de se retrouver. Elles disciplinent la solitude mais la font sentir invincible. Et tandis qu’elles dénoncent l’arbitraire de l’infini, elles en rendent la perte plus douloureuse encore. Cellules de cloître ou de prison, celui qui s’y enferme peut aussi bien en tirer des raisons de croire en Dieu que de désespérer de jamais l’aimer… En somme, l’insularité est à la fois un privilège et une peine, pensez-y deux fois avant d’y venir en vacances, vous qui habitez les grandes plaines où l’on peut toujours marcher devant soi. Ne mesurez pas notre souffle d’après le vôtre. Et surtout, hommes de la terre ferme, ayez pitié de nous qui vivons dans les îles : nous pourrions, d’un moment à l’autre, disparaître.
Gesualdo Bufalino Cires perdues Julliard, 1991 (Traduction : Jacques Michaut-Paternò)
Le site de la Fondazione Gesualdo Bufalino
Images : en haut, Marisa Battaglia L'isola Ferdinandea
tout en bas, Source
Quelle étrange histoire, captivante, onirique, proche d'un conte. La première image est fascinante.
RépondreSupprimerPour la première image, c'est la reproduction d'un tableau d'une artiste sicilienne (de Monreale), Marisa Battaglia.
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