D’une voix légère est le titre particulièrement bien choisi d’un recueil de conversations entre Hugues Cuenod et François Hudry. Cuenod y raconte avec beaucoup de spontanéité, de verve et de précision sa longue (plus de soixante ans de chant !) et magnifique carrière. Il suffit de parcourir l’index du volume pour se rendre compte de la qualité exceptionnelle des artistes qu’il a connus et avec qui il a travaillé, les plus grands dans l’histoire de la musique au vingtième siècle... Je cite ici deux passages que j’aime beaucoup et qui illustrent bien le caractère de Cuenod : à la fois curieux, précis et léger, bien loin de tout carriérisme et de tout pesant esprit de sérieux. Dans le premier extrait, il évoque un moment de fou rire avec Teresa Stich Randall, la grande Fiordiligi, l’altière Comtesse des Noces, la magnifique Donna Anna du festival d’Aix-en-Provence, sous la direction d’Hans Rosbaud ; dans le second extrait, il se souvient de son travail avec Visconti dans une production mémorable des Noces de Figaro à la Scala de Milan :
«À Milan, je chantais un tout petit rôle : c’était le Haushofmeister bei der Feldmarschallin, c'est-à-dire le Majordome de la Maréchale. J’ai pu ainsi voir tout ce qui se passait, profiter du Chevalier à la rose, admirer la direction de Karajan et les voix de toutes ces grandes chanteuses qu’étaient Schwarzkopf, Della Casa et Jurinac. C’était un trio de dames merveilleuses. Je chantais seulement dans le premier acte et faisait entrer et sortir les invités de la Maréchale. J’ai aussi chanté, dans le même théâtre [la Scala], le Capitaine dans Wozzeck d’Alban Berg. C’était une très belle production avec Tito Gobbi, sous la direction de Dimitri Mitropoulos. J’ai chanté, durant la même saison, Basile dans Les Noces de Figaro de Mozart, à Aix-en-Provence, avec Pilar Lorengar, Leonie Rysanek et Teresa Stich-Randall, qui avait une voix comme un violon et était ravissante en scène. J’ai beaucoup chanté avec elle. Nous nous sommes bien amusés dans une production d’Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, au Grand Théâtre de Genève. C’était pendant les fêtes de fin d’année, et nous faisions toujours des plaisanteries sur le plateau. Je chantais le rôle de Styx, où j’étais à genoux devant elle [Stich-Randall chantait le rôle d'Eurydice] en la priant de m’épouser, et j’avais ajouté dans mon texte une réplique dans laquelle je jouais sur son nom. Comme elle s’appelait Stich et que moi j’étais Styx, je lui avais dit : «Ecoutez, épousez-moi : comme ça, vous n’aurez pas grand-chose à changer sur votre carte de visite !» Cela l’avait tellement fait rire qu’elle ne pouvait plus continuer à chanter, le public riait également de bon cœur et nous avions tous attrapé le fou rire. Il ne faut jamais faire ce genre de farce sur scène, car on finit par s’y perdre soi-même...»
«J’ai travaillé avec Luchino Visconti dans Les Noces de Figaro de Mozart, qu’il avait monté à la Scala de Milan, et c’est pour moi un souvenir inoubliable. Non seulement Visconti était un génie du théâtre, mais il avait des idées pour cet opéra, que personne n’avait osé exprimer avant lui. Dans le deuxième acte, par exemple, les meubles qui décoraient la chambre de la comtesse n’étaient pas de style Louis XVI, selon la tradition. La comtesse ne s’était pas meublée à La Belle Jardinière ou à La Samaritaine au dernier moment (!) : c’était une dame de la noblesse qui avait hérité des meubles de ses grands-parents. Elle avait de très beaux tableaux de Poussin, de Lorrain et d’autres artistes anciens. Il y avait aussi dans cette mise en scène de Visconti un clin d’œil politique. Vous savez que c’était un homme d’extrême gauche, bien qu’il fût l’héritier d’une très noble famille milanaise. Au troisième acte des Noces, il avait fait quelque chose qui m’avait beaucoup amusé. Il y avait, à gauche de la scène, un escalier qui descendait beaucoup plus bas dans des jardins pleins de fleurs et de jets d’eau. Mais, pour voir la scène, il fallait prendre une telle hauteur que seules les places de la galerie permettaient de tout contempler. De telle sorte que c’étaient les gens les plus modestes qui voyaient le mieux ce qui se passait. Tout cela était pensé avec une sorte de badinerie sans aucune méchanceté, et c’était là tout le caractère de Visconti. Il avait aussi de véritables coups de génie lorsqu’il nous expliquait ses intentions sur la plateau. J’ai eu de nombreux metteurs en scène excellents, mais j’ai l’impression qu’il les dépassait tous, car il pensait toujours à des situations psychologiques absolument justes. Il s’entendait à merveille avec le chef Carlo Maria Giulini, et c’était un très grand bonheur que de pouvoir travailler dans des conditions aussi idéales.»
Hugues Cuenod D'une voix légère, entretiens avec François Hudry, La Bibliothèque des Arts, 1996
LP "Debussy: 17 Mélodies" (1972)
Romance : L'âme évaporée (Claude Debussy / Paul Bourget)
L'âme évaporée et souffrante,
L'âme douce, l'âme odorante
Des lys divins que j'ai cueillis
Dans le jardin de ta pensée,
Où donc les vents l'ont-ils chassée,
Cette âme adorable des lys ?
N'est-il plus un parfum qui reste
De la suavité céleste
Des jours où tu m'enveloppais
D'une vapeur surnaturelle,
Faite d'espoir, d'amour fidèle,
De béatitude et de paix ?...
Image (en haut) : René-Pierre Favre (Site Flickr)
Cette "voix légère" est source de bien grands bonheurs... la voix off de la vie sur scène. Emouvant et spirituel.
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