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lundi 18 mars 2013

Les péripéties de la lumière (Le peripezie della luce)




Ce nouvel extrait de Cires perdues, de Gesualdo Bufalino, est consacré au peintre sicilien Piero Guccione, né en 1935 :

De quelle couleur sont les yeux de Piero Guccione ? Bien que le connaissant depuis des années, je ne saurais répondre, j’ai toujours regardé ses tableaux davantage que son visage. Il conviendrait pourtant de le savoir. Car un fil invisible court, je le suppose, entre la main qui peint et la pupille qui la dirige ; et le fait qu’un peintre ait l’œil céleste, gris ou marron, doit avoir quelque obscure influence sur le choix de sa palette. Après tout, le sortilège de la peinture est là : dans une rétine qui brusquement s’ouvre toute grande sur les choses et qui, tout en s’en imprégnant, les imprègne d’elle-même et les colore jusqu’à les capturer dans le piège d’un cadre. Tout artiste, qu’il soit ou non peintre du dimanche, porte dans le balbutiement ou le cri de son fiat la marque d’une intrépide appropriation visuelle. Voir, je veux dire le simple fait de voir, signifie créer, soustraire le désordre de l’être à la cécité du non-être. Peindre signifiera donc non seulement créer deux fois, mais voler deux fois, s’il est vrai que dans chaque peintre se cache naturellement l’image à double face d’un voleur et d’un dieu. (...)




Pour Guccione, le divin est partout, mais essentiellement dans les péripéties de la lumière lorsqu’elle affile sur la peau des objets le tranchant de son épée. Il la saisit alors au passage avec des astuces de braconnier ; et c’est au moment précis où l’espionnage devient extase et la vue vision que naît son mysticisme laïque. Lequel est une façon, simple et noble entre toutes, de débarrasser les choses de leurs scories historiques pour les recontempler dans leur virginité initiale, comme lors du repos du septième jour ou de la première aube qui suivit le déluge. Car c’est bien une paix rédemptrice que célèbrent ses paysages raréfiés : depuis les ciels où surgit une hirondelle noire ou bien où tremble une lune minuscule, jusqu’aux compactes étendues marines sillonnées de fleuves d’azur sous-marins, là plus légers, ici plus lourds ; jusqu’à l’or fané des haies et des plages telles qu’elles apparaissent derrière les grilles d’une barrière ou magiquement réfléchies sur le coffre-mirage d’une Volkswagen. On en retire l’image d’un monde suspendu entre perdition et innocence : peut-être à la veille d’une catastrophe, peut-être sauvé, au bord de l’abîme, par le battement d’aile d’une colombe. Comme si le regard du peintre, mince judas mi-clos dans la feinte abstraction du visage, réussissait chaque fois à découvrir, derrière l’arrogance des apparences, les angéliques lignes de force, les squelettes portants de l’univers, couverts de couleurs comme les écueils submergés par le flot… (…)




Grand peintre que ce Guccione, si tant est qu’une plume partisane puisse l’écrire. Et elle le peut : encouragée par l’assentiment de tant de personnes, de Moravia à Sciascia, de Susan Sontag à Dominique Fernandez ; mais plus encore soutenue par l’autorité que confère l’émotion : la contre-épreuve puérile, éphémère, aléatoire, mais bénie et décisive des larmes.

Gesualdo Bufalino  Cires perdues  Julliard, 1991  (Traduction : Jacques Michaut Paternò) 











Images : tableaux de Piero Guccione

de haut en bas : (1) Il mare

(2) Il muro del mare, olio su tela, 2010

(3) Le ombre del mare

(4) Piccola marina con cavo

(5) Luna mattutina, olio su tela, 2009-2010 




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