Ce nouvel extrait de Cires perdues, de Gesualdo Bufalino, est consacré au peintre sicilien Piero Guccione, né en 1935 :
De
quelle couleur sont les yeux de Piero Guccione ? Bien que le connaissant
depuis des années, je ne saurais répondre, j’ai toujours regardé ses tableaux
davantage que son visage. Il conviendrait pourtant de le savoir. Car un fil
invisible court, je le suppose, entre la main qui peint et la pupille qui la
dirige ; et le fait qu’un peintre ait l’œil céleste, gris ou marron, doit
avoir quelque obscure influence sur le choix de sa palette. Après tout, le
sortilège de la peinture est là : dans une rétine qui brusquement s’ouvre
toute grande sur les choses et qui, tout en s’en imprégnant, les imprègne d’elle-même
et les colore jusqu’à les capturer dans le piège d’un cadre. Tout artiste, qu’il
soit ou non peintre du dimanche, porte dans le balbutiement ou le cri de son
fiat la marque d’une intrépide appropriation visuelle. Voir, je veux dire le
simple fait de voir, signifie créer, soustraire le désordre de l’être à la
cécité du non-être. Peindre signifiera donc non seulement créer deux fois, mais
voler deux fois, s’il est vrai que dans chaque peintre se cache naturellement l’image
à double face d’un voleur et d’un dieu. (...)
Pour Guccione, le divin est
partout, mais essentiellement dans les péripéties de la lumière lorsqu’elle
affile sur la peau des objets le tranchant de son épée. Il la saisit alors au
passage avec des astuces de braconnier ; et c’est au moment précis où l’espionnage
devient extase et la vue vision que naît son mysticisme laïque. Lequel est une
façon, simple et noble entre toutes, de débarrasser les choses de leurs scories
historiques pour les recontempler dans leur virginité initiale, comme lors du
repos du septième jour ou de la première aube qui suivit le déluge. Car c’est
bien une paix rédemptrice que célèbrent ses paysages raréfiés : depuis les
ciels où surgit une hirondelle noire ou bien où tremble une lune minuscule,
jusqu’aux compactes étendues marines sillonnées de fleuves d’azur sous-marins,
là plus légers, ici plus lourds ; jusqu’à l’or fané des haies et des
plages telles qu’elles apparaissent derrière les grilles d’une barrière ou
magiquement réfléchies sur le coffre-mirage d’une Volkswagen. On en retire l’image
d’un monde suspendu entre perdition et innocence : peut-être à la veille d’une
catastrophe, peut-être sauvé, au bord de l’abîme, par le battement d’aile d’une
colombe. Comme si le regard du peintre, mince judas mi-clos dans la feinte
abstraction du visage, réussissait chaque fois à découvrir, derrière l’arrogance
des apparences, les angéliques lignes de force, les squelettes portants de l’univers,
couverts de couleurs comme les écueils submergés par le flot… (…)
Grand peintre
que ce Guccione, si tant est qu’une plume partisane puisse l’écrire. Et elle le
peut : encouragée par l’assentiment de tant de personnes, de Moravia à
Sciascia, de Susan Sontag à Dominique Fernandez ; mais plus encore
soutenue par l’autorité que confère l’émotion : la contre-épreuve puérile,
éphémère, aléatoire, mais bénie et décisive des larmes.
Gesualdo Bufalino Cires perdues Julliard, 1991 (Traduction : Jacques Michaut Paternò)
Images : tableaux de Piero Guccione
de haut en bas : (1) Il mare
(2) Il muro del mare, olio su tela, 2010
(3) Le ombre del mare
(4) Piccola marina con cavo
(5) Luna mattutina, olio su tela, 2009-2010
Comme c'est bien cette histoire de regard...
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