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jeudi 14 mars 2013

Comme des bateaux dans la nuit




 Puissance des rêves

Les historiens sceptiques ont beau jeu pour récuser ce qu’on appelle l’élément onirique des biographies traditionnelles, car, demandent-ils, où est la preuve que tout cela n’a pas été inventé après-coup ? 

Ce serait singulièrement méconnaître la psychologie de l’homme du Moyen Âge qui agissait si souvent par prémonition et voyait dans le rêve un moyen choisi par Dieu pour communiquer avec lui et parfois lui signifier sa volonté. Il en allait de même des visions. Intellectuelles sans doute, mais se présentant avec une précision telle que l’homme avait la certitude de voir une image extérieure à lui-même. À ses yeux, l’illusion n’était pas possible et l’action suivait, tout raisonnement écarté. La psychanalyse n’existait pas pour déranger ce système d’idées forces venues d’un autre monde. Pour l’humanité de ces temps lointains, le sommeil offrait une source d’énergie spirituelle et même de révélations d’ordre mystique. Avons-nous tous beaucoup changé sur ce point ?




Les explorations scientifiques dans les profondeurs du cerveau de l’homme endormi nous livrent des constatations intéressantes sur les intermittences du rêve. On peut priver un homme de ses rêves en le réveillant à l’instant où le songe commence, mais, au bout d’un certain nombre de nuits sans rêves, il mourra. Nous avons besoin de nos rêves pour vivre. Cette vérité magnifique est une découverte de notre temps, mais elle laisse entier le secret de cette vie étrange où l’âme se meut pendant près d’un tiers de notre expérience terrestre. Ayant accompli leur rôle, les rêves s’effacent. Ceux qui restent gardent parfois une apparence de réalité hallucinatoire. L’homme du Moyen Âge n’en faisait pas mystère et se laissait diriger par eux lorsqu’il les croyait venus d’en haut, mais, pour nous, cette imagerie un peu fantomatique est comme une série de souvenirs d’un voyage fait par un irresponsable et nous récusons le témoignage d’un voyageur que ne guide pas la déesse Raison. Il n’en reste pas moins vrai que cette fantasmagorie vitale prend sa place dans notre destinée.




Le rêveur des douzième et treizième siècles, plus près que nous d’un monde instinctif, savait peut-être mieux que nous le croyons faire la part du charnel et du spirituel dans ces confrontations nocturnes de lui-même avec lui-même. Des exemples que nous tenons encore pour historiques lui étaient fournis avec surabondance par des textes de l’Ecriture. Le songe de Jacob qui vit des anges montant et descendant sur une échelle qui atteignait le ciel, celui de Pharaon qui rêva de vaches grasses suivies de vaches maigres et que Joseph élucida. Ces songes révélateurs font irruption dans la nuit de l’Histoire, et cela jusque dans les Temps modernes. Il est intéressant de savoir que, la veille de sa mort tragique, le président Lincoln fit à une réunion de ses ministres le récit du rêve qu’il avait eu la nuit précédente, se voyant dans une barque qui l’emportait en haute mer « sans rames, sans gouvernail, sur un océan sans limites. Je n’ai aucun secours. Je vais à la dérive, à la dérive, à la dérive ! » Et il conclut : « Mais, messieurs, cela n’a rien à voir avec notre travail, voyons les affaires du jour. » Cinq heures plus tard, il mourait au théâtre du coup de revolver d’un fanatique. 

Entre Innocent III et François d’Assise, l’échange se passe de vision à vision, l’une répondant à l’autre, comme des bateaux qui se croisent, la nuit, en pleine mer. 

Julien Green  Frère François  Editions du Seuil, 1983 







Images : en haut et au centre : Giotto, Il Sogno di Innocenzo III (dettagli) (Basilica di Assisi)




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