J'ai déjà consacré ici plusieurs messages à l’œuvre passionnante et trop méconnue de Piero Santi, dont on ne désespère pas de lire un jour une traduction française. Je propose ici, avec l'accord de son auteur, ma traduction d'un texte de Giuseppe Grattacaso, écrit à l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Santi, et publié sur son blog Mosche in bottiglia en avril 2012 :
Il m’arrive souvent ces jours-ci de penser à Piero Santi,
aux journées passées dans sa maison de l’Erta Canina, aux longues conversations durant nos promenades dans les rues de Florence, la ville qu’il aimait tant et
dont il souffrait de la progressive transformation. Je me souviens des dîners
avec ses amis : ceux de Florence, les plus assidus, et tous les autres qui
rejoignaient ce lieu hospitalier depuis toutes les régions de l’Italie. Je le
vois souriant dans son fauteuil à côté de la fenêtre, heureux de cette visite
amicale, de la vue des oliviers, sur la colline qui depuis le Piazzale
Michelangelo descend doucement vers l’Arno. Dans cette maison, il était encore
possible, dans ces années quatre-vingt qui laissaient déjà entrevoir l’abîme
d’indifférence qui nous aurait bien vite englouti, de parler de littérature
avec une vraie passion et une excitation mal contenue, sans se laisser
influencer par les modes critiques et par la quête acharnée de louanges et
d’approbations.
On célèbre cette année [en 2012] le centième anniversaire de la
naissance de Piero Santi, mais je crois bien que personne ne s’en souviendra.
Il était né à Volterra, le 5 avril 1912, et, alors qu’il était encore enfant,
sa famille s’était très vite transférée à Florence, la ville qui offrirait,
avec la Versilia, le paysage idéal de ses livres. Santi a été parmi les
protagonistes de l’une des saisons culturelles les plus vives et les plus
intenses que Florence ait connues. Dans les années qui ont immédiatement
précédé le second conflit mondial, ainsi que l’a écrit Alessandro Parronchi
dans un texte paru en 1976, Florence était devenue le foyer d’une activité
littéraire intense et passionnée, «dont Piero Santi représenta le
véritable centre de gravité». Dans ces années-là, se trouvaient à
Florence Eugenio Montale, qui sera jusqu’en 1938 le directeur du Cabinet Vieusseux, Alfonso Gatto, Vasco Pratolini, Romano Bilenchi, Franco Fortini,
mais aussi Aldo Palazzeschi et Manlio Cancogni, Carlo Cassola, Mario Luzi et Antonio Delfini ; Umberto Saba y vivra pendant les années de la guerre. Pendant et après ces années sombres, Carlo Emilio Gadda
et Tommaso Landolfi, ses amis, dîneront souvent avec Piero Santi à l’Antico Fattore, la fameuse trattoria de la via Lambertesca ; Santi évoquera ces
rencontres dans Il sapore della menta [Le goût de la menthe], publié par Vallecchi en 1962, et qui fut
sans doute son plus grand succès littéraire.
Santi, dont le premier libre Amici per le vie [Amis au long des rues] a été
publié en 1939, était un écrivain respectueux de la tradition mais capable
d’une grande modernité. Il construisait souvent ses œuvres en mêlant la chronique
et l’autobiographie, le récit et la réflexion. On peut citer par exemple, outre
Il sapore della menta [Le goût de la menthe], Ritratto di Rosai (De
Donato, 1966) [Portrait de Rosai],
qui est aussi un témoignage de l’amitié qui lia Santi au peintre florentin Ottone Rosai, Da un tetto e nelle strade (De Donato, 1967) [Depuis un toit et dans les rues],
dans lequel il évoque les événements de l’inondation de Florence, les pages de journal réunies dans La sfida dei giorni (Vallecchi, 1968) [Le défi des jours],
qui constituent aujourd’hui encore un témoignage fondamental pour comprendre
les processus culturels et sociaux qui précédèrent et suivirent la seconde
guerre mondiale, et enfin ce livre extraordinaire qu’est Ombre rosse [Ombres
rouges], dans lequel les cinémas de Florence deviennent objets et, d’une
certaine façon, protagonistes d’une histoire qui explore le mystère et la
simplicité des hommes, qui dans l’obscurité des salles de cinéma se montrent
plus vrais ou simplement plus tendus vers la recherche de leur propre vérité.
Piero Santi écrit dans Ombre rosse : «Il en est ainsi, à Naples, du garçon
un peu craintif qui, pour la première fois, entre seul au Sannazzaro et longe
les murs à l’aveugle dans la pâleur rouge de la salle, ombre rouge lui-même. Soudain,
il entend la voix de quelqu’un qui lui indique une place et lui parle
doucement : ce garçon n’aura-t-il pas ressenti quelque chose qui était
enfermé en lui, comme sous une valve intangible ? Il s’aperçoit alors de façon
certaine que la vie ne se réduit pas à la clarté et à l’évidence, mais qu’il y
a en elle quelque chose d’insaisissable et d’imprévisible. Parce qu’au-delà des
objets qui nous entourent, au-delà même des gestes que nous croyons accomplir
en toute conscience, quelque chose d’obscur et de secret nous enveloppe.»
Pour
quelle raison Piero Santi a-t-il été cantonné à un rôle marginal puis
oublié, bien avant sa mort, en 1990 ? Certes, il n’a pas dû être aidé par
son homosexualité, toujours déclarée, sans exhibitionnisme ni complaisance. Le
fait qu’il ait toujours été plus attentif au jugement et à l’affection de ses
amis qu’aux appréciations des critiques n’a pas dû non plus jouer en sa faveur.
Il n’a jamais accordé guère d’importance aux intérêts éditoriaux ; en
somme, il lui a manqué la capacité de se mettre en valeur, de donner de lui une
image attirante, surtout s’il fallait pour cela accepter de renoncer à la moindre
parcelle de ses convictions. La superficialité qui s’est ensuite imposée dans
le monde littéraire a fait le reste. Et pourtant, il faut se souvenir de ce
qu’avait écrit Carlo Bo en 1950, au moment de la publication du Diario
[Journal] : «Si un tel livre avait été publié à l’étranger, Santi serait
devenu un contemporain capital, on peut être certain qu’il aurait été très vite
considéré comme un témoin symbolique et légendaire de notre époque.»
Mais
justement, Santi n’était pas né dans un autre pays, et maintenant que nous
n’avons plus besoin de témoins, et encore moins s’ils sont symboliques et
légendaires, on ne peut trouver une trace de lui et de son œuvre que dans la
mémoire de ses amis ; on peut aussi, si on le veut vraiment, partir à la
recherche de ses livres dans les réserves poussiéreuses de quelques anciennes
maisons d’édition.
Giuseppe Grattacaso
C'est beau cette mémoire. Giuseppe Grattacaso sait admirablement, dans cette page mélancolique, par ses mots simples, évoquer Piero Santi et l'écrin de leurs promenades : Florence, l'Arno, les cinémas, la maison, le fauteuil, la fenêtre, leurs longues conversations. Mais aussi ce regret qu'il soit si peu connu et que ses livres soient voués à l'oubli.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup cette citation d'ombre rosse :
"Il s’aperçoit alors de façon certaine que la vie ne se réduit pas à la clarté et à l’évidence, mais qu’il y a en elle quelque chose d’insaisissable et d’imprévisible. Parce qu’au-delà des objets qui nous entourent, au-delà même des gestes que nous croyons accomplir en toute conscience, quelque chose d’obscur et de secret nous enveloppe.»
Ce côté "bouteille à la mer" est une des choses que j'aime le plus sur la Toile : ce souvenir de Piero Santi existe quelque part, en italien et maintenant en français ; quelques-uns au hasard de leurs recherches tomberont peut-être dessus, et auront envie d'en savoir plus, voire de partir à la recherche de l'un de ses livres...
SupprimerGrazie a Emmanuel per la sua traduzione e per l'attenzione che il blog rivolge all'opera di Piero Santi. Grazie anche a Christiane per le sue belle parole e per la significativa citazione da "Ombre rosse". L'anno scorso ho partecipato al Gabinetto Vieusseux di Firenze a un incontro sulla figura di Santi a cento anni dalla nascita. E' stata una delle rare occasioni in cui lo scrittore è stato ricordato in Italia. Piero amava molto la Francia, forse anche per questo.
SupprimerGrazie a Giuseppe pour cette pensée amicale.
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